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Emile Henriot sur La Jeunesse d'André Gide

Par Blogegide

Le quatrième et dernier texte d'EmileHenriot recueilli dans Courrier littéraire. XIXe-XXe sièclesMaîtres d'hier et contemporains (Albin Michel, 1956) consacré àGide et encore inédit en ligne a paru en 1956 dans Le Monde. Avecpour titre Une explication d'André Gide,il salue la parution du premier des deux volumes de Lajeunesse d'André Gide, par JeanDelay (Gallimard, coll. Vocations, 1956 pour le tome 1 et 1957 pourle tome 2).
Emile Henriot sur La Jeunesse d'André Gide« Il n'estpas certain que le tempérament du romancier, dans la mesure où ill'éloigne de la vérité historique, ne le rapproche, du même coup, de la vérité psychologique. Aussi les libertés qu'il luiarrive de prendre avec l'exactitude, autant qu'elle indisposentl'historien, captivent un psychologue. » Jean Delay,Introduction à une psychobiographie, in La Jeunessed'André Gide, vol.1 André Gide avant André Walter, 1869-1890, Gallimard, 1956
« UNE EXPLICATION D'ANDRÉ GIDE
Le professeur Jean Delay a été undes témoins de cet écrivain dans ses dernières années. Ilconnaissait l'homme, il admirait son œuvre, il s'est humainementintéressé aux démarches de son esprit, et il a obtenu de seshéritiers communication de ses inédits, correspondances et journauxintimes, que Gide avait toute sa vie soigneusement conservés dans sacuriosité de lui-même et son besoin de mise au jour et dejustification. Le commentaire psychologique et d'une objectivitéclinique de cette longue confidence restait à tracer, et voilà lesujet épuisé pour longtemps après cet ouvrage exhaustif de M. JeanDelay sur la Jeunesse d'André Gide (1), dont nous n'avonsencore sous les yeux que la première partie, celle qui concerneAndré Gide avant André Walter, c'est-à-dire son portraitdans son premier livre écrit à vingt ans.
Jean Delay a raison de le remarquer :dans cette époque de formation d'un caractère ambigu les jeuxn'étaient pas faits encore, mais l'étude de Gide enfant etadolescent, commandé par de lourdes influences familiales, permetd'assister de page en page à leur lente et presque fatalepréparation. Le tempérament futur du personnage paraît fixé dèsses premières habitudes. Cependant, si l'observateur, à traverstant de témoignages écrits, peut discerner et déceler lesinfluences morales, spirituelles, de sa parenté, dans les conditionsque nous allons voir, un élément constitutif me semble échapper àson enquête. On nous dit bien quelle fut la sexualité d'AndréGide, qui devait peser toute sa vie sur son comportement physique etmoral, mais on manque d'information sur celle de ses parents, sousleur apparence guindée et silencieuse à cet égard. Pourquoi ledrame physique d'André Gide ne lui aurait-il pas été ataviquementlégué, lui aussi ? Héritier et victime d'une dispositionspirituelle, pourquoi ne l'aurait-il pas été aussi d'une certaineprédestination des sens où les interdits de son entourage familialn'ont fait que le renforcer par la suite ? M. Jean Delay n'a pus'empêcher de se poser lui-même la question, dans le dilemme ainsinettement formulé : savoir si les... mettons si les déviations deGide ont été chez lui cause ou conséquence de la sévèreéducation qu'il a reçue, contre laquelle il n'a cessé deprotester, jusqu'à l'éclatement final de ce puritain libéré ?Tout est délicat et parfois « à la limite du dicible », comme enconvenait Gide lui-même ; mais, puisque psychologie génétique il ya dans cette analyse rigoureuse et les hautes leçons qui la suivent,il faut accompagner partout l'enquêteur, jusque dans l'intimitéténébreuse où s'élaborent ces mystères.
André Gide est le fils par sa mèredes Rondeaux de Rouen, par son père des Gide d'Uzès, protestantsles uns et les autres ; grands bourgeois du côté des riches etsolennels Rondeaux, juristes sévères côté Gide. Le père est leplus sympathique, mort trop tôt pour avoir agi sur son fils restéorphelin à dix ans et qui gardera de ce père sensible, intelligentet replié un souvenir affectueux doublé du regret de ne lui pointdevoir davantage. Ce Gide, transplanté de son Languedoc brûlé,grinçant de cigales, dans la grasse et végétative Normandie, neparaît pas avoir été heureux en son ménage rigoriste. Quelquesnotes retrouvées font apercevoir en lui un homme fin etmélancolique, avec de bons yeux pour s'analyser.
« Celui qu'il faut plaindreici-bas, ce n'est pas l'amant sans espoir, ni l'amant trompé, nil'amant qui a perdu ce qu'il aime, c'est l'homme qui n'a point aimé.» Il a pu aussi se plaindre autre part de voir s'éteindre et mouriren lui « tant de sentiments, dira-t-il, que je sentaisfaits pour être immortels ». Ce moraliste désabusé avait dûsouffrir d'être dépossédé par sa femme au maintien strict,boutonnée et peu féminine, au visage ingrat, une vraie fille de laBible, terrifiée et terrifiante avec sa peur panique du péché.Paul Gide aimait les livres, les poètes. Ayant un trop court instantentrevu près de lui une vie plus souriante et plus libre, le filsunique laissé aux « femmes de devoir » dont s'est plaint Rimbaudexprimera plus tard le regret d'avoir été privé de l'influencepaternelle, qui l'aurait fait peut-être différent. Mauriac aussi,un jour de souvenir et de retour sur soi, dans une petite phraseémouvante, a noté le même regret d'un père trop tôt disparu, quil'a abandonné aux soins et à la coupe d'une mère inquiète,rigide, despotique par souci du bien... De l'influence des mères surles fils, de certaines mères sur certains fils : il y aurait làmatière à une étude à part pour l'éclairage intime de cesnatures dominées par un excès ou par un manque, comme ce fut le casde Proust, de Rimbaud, de Larbaud ou de Léautaud. C'est au premierchef celui de Gide.
Sa mère a joué un rôle écrasant,exercé une influence déterminante dans sa vie. Respectable sansdoute, et pleine d'amour pour son enfant nerveux, de santé fragile,de caractère difficile, mais intransigeante, volontaire, n'admettantaucune discussion ; la femme des tiroirs et des housses, des comptesbien tenus, de la bibliothèque fermée à clé, des horaires à laminute près, bardée de principes, de lois, d'interdits ; ayant ledégoût de la chair, l'horreur du péché, l'abomination de lanature et des exigences de l'esprit. Elle était de ces êtres quirendent la vertu haïssable et impraticable et justifient toutes lesrévoltes. En face d'elle, irritant par ce qui le courbe etl'annihile, sympathique dans sa rébellion, son fils gouverné,craintif, honteux, humilié, ligoté par la loi que lui impose cettemère abusive, horrifié des péchés dont on lui fait peur, réfugiédans ses tristes et puérils plaisirs, simulant d'inquiétantescrises pour se protéger, épouvanté par les menaces idiotes d'untrès illustre médecin, brimé au collège et confiné dans lademeure maternelle pour y achever ses études, entouré de monstresqu'il se fait, entre ses ferveurs et ses retombées, dans lacompagnie quasi-exclusive de cousines, de tantes, toutes saintesfemmes de l'obédience de sa mère ; il faut imaginer le malheureuxAndré étouffant, cherchant la sortie et l'évasion, plein devénération pourtant pour cette mère sans reproche, dansl'atmosphère irrespirable où elle le contraint. M. Jean Delay citede nombreuses lettres, jusqu'ici inédites, de Gide à sa mère, etle second volume à paraître (déjà entrevu) en contiendra biendavantage, remarquables par leur minutie, effarantes par l'absence deliberté qu'elles comportent dans le besoin révolutionnaire deliberté qu'elles expriment de la part de l'enfant désolé « den'être pas pareil aux autres », et plus tard de l'adolescentdéjà touché par son génie et qui déclarera se sentir « élu» ; ou, pour parler moins bibliquement, qui aura trouvé savocation, cette « vocation » que Jean Delay s'est proposé dedéfinir : ce sera d'écrire et de se décrire.
Avant même que d'avoir à dire, lesujet d'étude est formé ou plus exactement noué en lui, comme lesbotanistes disent que sortant de la fleur les fruits commencent à senouer : le thème continu de Gide, ce sera sa division. Jesignale particulièrement dans le beau, l'attachant travail du savantet très attentif professeur Delay les chapitres consacrés àl'enfance peureuse, coupable et divisée d'André Gide, sonlent et douloureux passage « de l'anxiété a l'évasion ».Mais Gide s'est-il jamais évadé de lui-même ? Toute sa vie il auracherché sa sortie, pour ne se trouver tout à fait que dans ledégagement noblement désintéressé de la fin. Son œuvrelittéraire cependant n'aura pas été sans quelque complaisance àlui-même dans sa perpétuelle auto-inspection, ses oscillations etson inquiétude cultivée entre son puritanisme et sa soif deliberté, son horreur de la chair et son besoin d'aimer, sonangélisme et sa « pédophilie », — ah ! que voilà un termedélicat et nuancé pour ne pas dire son homosexualité, puisqu'ilfaut, paraît-il, distinguer ! — ses élans d'âme et ses appétitsd'émotions sensuelles, ses ferveurs, ses sanglots, ses répulsions,et malgré son intelligence sa parfaite incompréhension, sonhostilité à l'égard de ce qui ne sentait pas comme lui, de ce quin'était pas (lui la victime de « la famille ») de safamille spirituelle et même de sa famille physiologique.« André Gide avant André Walter »,spécifie M. Jean Delay en ce premier tome pour caractériser lepassage et la première libération du jeune écrivain dans sesCahiers d'André Walter, écrits, publiés à vingt ans, pourle révéler à un petit nombre, dont Barrès qui généreusements'employa à les faire connaître. Je n'ai pas beaucoup de goût pource livre geignard, exalté et balbutiant, dans ses exclamations etses phrases à points de suspension, inachevées. Mais le documentpeut à bon droit intéresser un psychologue, et M. Delay, qui saitbien lire, en fait un grand cas, à ce titre ; il y trouve AndréGide, sinon tout entier, tout chargé de son devenir, double,angélique et narcissien, peut-être même déjà ému par de jeunesbaigneurs, sous les saules. C'est là qu'apparaît littérairement lepersonnage d'Emmanuèle, qui avait déjà pris une place importantedans la vie spirituelle et sentimentale de Gide, en la personne de sacousine maternelle Madeleine Rondeaux. Il l'avait aimée dèsl'enfance, et il l'aimera toute sa vie, la seule femme qu'il lui fûtpossible d'aimer, sans la toucher ; l'ayant épousée par la suite enun mariage blanc, qui le restera — peut-être d'un commun accord(la question sera posée). Gide s'était fait une doctrine del'horreur sacrée de la femme, de l'amour sans œuvre de chair, et del'œuvre de chair ou plus exactement du hors-d'œuvre de chair sansamour. Il se voulait ange en cette matière, en cette absence dematière. Emmanuèle-Madeleine, elle aussi de nature angélique, enplus naturel, avec moins de complications, s'était prêtée à cesvues, après s'y être d'abord refusée. Les Cahiers d'AndréWalter, où cet amour évanescent était expliqué, chanté,analysé dans ses limites, non seulement ne l'avaient pas convaincuemais l'avaient fait se retirer, quand Gide la demanda en mariage, sonlivre d'aveux à la main. Tout est étrange dans la vie de cespersonnages hors série. La mère d'André Gide étant morte, quiavait toujours trouvé déraisonnable l'idée même de ce mariageentre cousins germains, Madeleine consentit pourtant à devenirl'épouse d'André ; et pour le professeur Delay il n'est pas douteuxqu'il y eut là une sorte de substitution, comme si la jeune fille(son aînée de deux ans) avait décidé de prendre auprès d'Andréla place de la mère disparue. Ce que devait donner ce singulierménage est bien difficile à comprendre et, malgré la littératuredont Gide a noyé et comme embaumé ce problème, reste pénible àimaginer. Madeleine-Emmanuèle a pu passer pour l'Alissa de laPorte étroite ; Gide, toujours enclin à distinguer, àspécifier, a plus d'une fois contesté l'identification possible. Al'en croire, ce n'est pas Alissa qui a été peinte d'aprèsMadeleine, c'est Madeleine qui se serait mise à ressembler à Alissa: la vie n'inspire pas toujours les romans ; quelquefois même elleles imite. Un des derniers écrits d'André Gide, après la mort deMadeleine, Et nunc manet in te,a tardivement révélé, d'une façon assez horrible, la douloureuseréprobation de l'épouse angélique à l'égard des expériencescorydonesques du peu angélique amateur de très jeunes éphèbes.Elle avait même brûlé ses lettres, dont l'écrivain ne se consolapas. Mais c'est lui, dans son extravagant besoin de sincérité etd'aveux qui nous a fait savoir dans quelle circonstance, témoin deses aberrations, Madeleine-Emmanuèle lui avait trouvé « l'air d'uncriminel ou d'un fou ». Tout cela est assez difficile à concevoirpour les êtres que l'on dit normaux ; mais il paraît que ce sonteux qui aujourd'hui constituent l'exception.Les explications de M. Jean Delay sonttrès intéressantes et d'un esprit lucide, indépendant de toutepolémique. Il ne se préoccupe pas de juger, d'excuser, dejustifier. Il estime en médecin n'avoir pas qualité pour cela. Iltient que son rôle, sur un sujet donné, sur un cas, estobjectivement d'expliquer, de faire comprendre. Ayant bien connuGide, il admire sa sincérité, qui ne fait pas de doute à ses yeux; et plus encore, grâce à cette sincérité, l'extraordinaireconnaissance que Gide avait non seulement de lui-même, mais de ceuxcomme lui affectés des mêmes singularités, des mêmes perversions,des mêmes soifs, du même besoin d'avoir gidiennement raison enproclamant leur libération légitime. On conçoit en effet, toutesréserves faites sur l'apologie par Gide du gidisme, on conçoitl'intérêt marqué par un spécialiste de la psycho-physiologiehumaine, comme le professeur Delay, pour les témoignages donnés parGide sur son cas. Toute l'œuvre de l'auteur des Nourrituresterrestres, du Traité du Narcisse et de Si le grain nemeurt, lui est consacrée, qui n'est qu'un journal sans fin, mêmequand il a tourné ses expériences en essais, en drames, en soties,en romans. Voir, entre autres démonstrations lumineuses, ce que M.Delay dit du portrait admirable en soi du petit Boris dans lesFaux Monnayeurs ; où Gide a certainement transféré plus d'untrait de l'enfant qu'il fut, stylisé et porté au type dans cepersonnage symptomatique du roman. L'ouvrage capital de Jean Delayest à lire. J'ai retrouvé dans ses analyses le beau talentsensible, scrupuleux, déjà signalé, de l'auteur de la Citégrise et des Reposantes. Dans son objectivité, son soucide saisir le vrai, sa rigueur et sa précision scientifique, sa peséeexacte des termes, son goût très fin et son attention sans défaut,il me semble avoir heureusement apporté l'exemple et le conseil d'unart neuf dans la critique et la biographie littéraire. Dans celivre, c'est Delay qui compte autant qu'André Gide. Celui-cid'ailleurs, qu'on l'aime, ou qu'on l'admire ou non, méritait cetample travail. Sans préjuger de ce que l'avenir fera de lui, il atenu un rôle important dans notre époque, ayant aidé des inquietsà devenir librement eux-mêmes, sans souci du bien ou du mal. Quantà sa propre libération, nous aurons à la voir s'achever dans lesecond volume de M. Delay, où nous retrouverons le personnage entrain de poursuivre son évolution, « d'André Walter à André Gide», par laquelle il s'est accompli comme homme libre et commeartiste. On aime mieux ne pas penser à ce que sa vertueuse mère enaurait dit.1956.»
1. Jean Delay, la Jeunesse d'AndréGide (André Gide avant André Walter, 1869-1890), un vol.,Gallimard.

(Emile Henriot, Courrier littéraire XIXe-XXe siècles Maîtres d'hier et contemporains, Albin Michel, 1956)

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