Un film de David Fincher (2010) avec Jesse Eisenberg, Justin Timberlake & Andrew Garfield.
Sorti en salles le 13 octobre 2010.
Un blu-ray collector édité par Sony Pictures Entertainment mis en vente le 16 février 2011.
2.35 :1 ; 16/9
Une chronique de Nico
The Social Network n'est pas vraiment un film sur Facebook.
Ce n'est pas non plus vraiment un film sur son créateur, Mark Zuckerberg.
C'est un film qui porte simplement bien son nom, et qui traite du réseau social. Pas forcément le réseau social Facebook, mais plutôt le réseau social au sens large, celui qui a existé avant, existe pendant et continuera d'exister après la création du célèbre site internet. Le film, par son titre, tente de s'éloigner également du livre qui l'a inspiré : "The accidental billionaires, the founding of Facebook, a tale of sex, money, genius and betrayal" de Ben Mezrich. Car si Fincher prend en compte ces paramètres (sexe, argent, génie et trahison), son œuvre traite avant tout des relations et interactions sociales qui ont profondément changé au cours de la décennie. Il est en quelque sorte l'indicateur d’une transformation majeure de notre époque, Fincher et son scénariste Sorkin n'ayant de cesse de confronter l'ancien monde représenté par Harvard et le nouveau, porté par la révolution Facebook.
Que l'on soit un adepte ou non de cette mode (le personnage de Mark Zuckerberg explique que Facebook ne sera jamais fini à l'instar du concept même de la mode), on ne peut que constater que ce site a eu un impact considérable sur la planète. C'est assez surréaliste de se dire que - potentiellement et en raison de la facilité à créer plusieurs profils "multis" - Zuckerberg pourrait compter sur sa création plus de personnes que ce que la Terre compte réellement au même instant. Et qu'on le veuille ou non, tous les profils Facebook sont reliés. Facebook est donc un indicateur de ce qui est, ce qui n'est pas réellement, ce qui a été, et ce qui sera grâce aux photos et commentaires laissés par les utilisateurs. Le site s'affranchit, comme le surligne le personnage de Sean Parker, de la notion même d'espace et de temps. Le film traite des relations sociales au coeur d'un changement d'époque traduit par une modification de ces deux paramètres : l'espace et le temps.
L'espace
"Avant on vivait dans une ferme, puis dans une ville, maintenant on va vivre sur internet".
En architecture, on parle de la ville du futur comme étant "durable et connectée". On ne vivra pas dans une ville mais dans plusieurs à la fois, reliées entre elles par des transports en commun de plus en plus accessibles et par des réseaux informatiques "intelligents". C'est déjà le cas avec internet. Et c'est ce que Zuckerberg a compris : les gens vivent sur internet, mélangeant toujours plus facilement réel et virtuel. Ce n'est bien entendu pas le premier à l'avoir assimilé, mais (dans le film en tous cas) c'est le seul à avoir su en profiter.
Paradoxalement, "profiter" n'est pas totalement le terme à employer lorsque l'on voit The Social Network. Si l'on en croit le scénario, pour faire un gros raccourci, la création de Facebook serait davantage due à un besoin de se valoriser auprès d'une fille plutôt qu'à une simple envie de devenir millionnaire. Aucune des personnes gravitant autour de Zuckerberg, dans le film, n'arrive à "comprendre" réellement Facebook et c'est ce qui les écartera les uns après les autres de ce projet. Eduardo Saverin fera ainsi l'amère expérience du changement d'espace qu'induit Facebook : en passant son temps à New-York à chercher des financiers, entre les aéroports et les transports, il ne pourra pas être présent au moment où le site aura le plus besoin de lui. Il sera évincé. Contrairement à Zuckerberg, pour qui il est plus facile de s'adapter à ce phénomène : le bonhomme vit déjà dans une autre dimension, il est déjà en décalage dans la réalité. Par exemple, la scène où Eduardo est officiellement approché par Mark Zuckerberg afin de faire partie de Facebook est révélatrice de ce qui sépare les deux personnages : on y voit Mark en tongs et short alors qu'il neige (comme s'il ne s'apercevait pas de l'espace physique l'entourant et n'en ressentait aucun effet) face à Eduardo, se gelant, mais arborant un look vestimentaire inapproprié avec le lieu dans lequel il se trouve : déguisement tout droit venu des Caraïbes (conscient du froid mais tout en étant physiquement par ses habits dans un autre endroit). Alors que Zuckerberg vient de lui expliquer le principe de Facebook afin de lui demander s'il voudrait faire partie du site, Eduardo rétorque : "je ne sens plus mes jambes", ce à quoi lui répond son interlocuteur sur un ton enjoué : "Moi non plus, je suis tout excité".
Le profit n'est donc pas la motivation principale de Zuckerberg. Ce dernier va juste mettre en application une idée qu'il a eue, et va voir ce qu'il va en découler. Une sorte d'expérimentation scientifique alors que tout son entourage pense déjà aux retombées financières probables.
Le mur et la vitre
L'une des plus grandes réussites du film est sans aucun doute l'utilisation des décors pour transmettre des informations et retranscrire les états émotionnels et psychologiques de Zuckerberg. Ce dernier est représenté comme quelqu'un d'extrêmement intelligent mais qui a de sérieux problèmes pour communiquer avec les autres. Il est incapable d'avoir une relation claire avec une fille car il ne comprend pas les mécanismes sinueux des jeux de la séduction. Il est trop direct, trop premier degré. Sa manière de répondre, notamment au cours de ses deux confrontations, est clairement celle de quelqu'un pour qui le tact ne compte pas. Il n'agit pas spécialement comme quelqu'un de prétentieux ni d'arrogant, mais comme quelqu'un de franc. Trop pour attirer la sympathie. Ce qu'il explique être un des points forts de Facebook, c'est la possibilité donnée aux utilisateurs de devenir honnêtes, d'être enfin eux-mêmes, de se livrer en toute simplicité. Or, c'est un peu l'effet inverse qui en résulte et lui-même s'en rend compte : pour faire un devoir d'art sans effort, il crée un faux profil au nom de Tyler Durden afin de "stimuler le débat" en "agaçant" volontairement. Il devient sur internet ce qu'il n'est pas dans la réalité. Il ne s'exprime totalement qu'à travers un écran. Car dans la vie réelle, il est enfermé dans son incapacité à avoir des relations.
Le fait que le premier algorithme (celui de Facemash, à la base de tout le reste) soit écrit sur une fenêtre n'est pas anodin. Cela prend deux sens. Tout d'abord Fincher imprime dans la tête du public l'image de la fenêtre (window) associée à une formule informatique. Cela nous renvoie instantanément et tacitement à la seule grande personnalité du monde informatique que tout le monde connaît : Bill Gates (que l'on verra par la suite dans le film d'ailleurs au cours d'une scène où celui qui ne l'aura pas reconnu de lui même sera la risée de tout le monde). Pour les spectateurs, il est sous-entendu que Zuckerberg va devenir une personnalité aussi influente que Bill Gates. Fincher a toute notre attention à partir de ce moment.
Le deuxième sens de cette image est d'ordre psychologique. Zuckerberg est en train de pirater Harvard, mais il ne s'en cache jamais. Au contraire, il l'inscrit à la vue de tous et en toute transparence. En faisant cela, il montre à la fois qu'il se sent invulnérable mais en même temps qu'il a besoin d'être reconnu. Serait-ce une provocation ? Après tout, ne dit-il pas au responsable informatique d'Harvard que s'il avait su où chercher, il aurait pu deviner plus rapidement qui était à l'origine de la coupure du réseau ?
Le décor est donc très intéressant et participe grandement à notre perception de la psychologie des personnages. Zuckerberg est continuellement filmé cloisonné. Au début du film, lors de la naissance de son site, il est dans sa chambre d'étudiant à Harvard. Plus il va gagner en crédibilité et en succès (plus il a le potentiel d'être populaire), plus il va vivre dans des environnements lumineux et ouverts : sa maison en Californie en est le plus bel exemple, toute en baies vitrées ensoleillées. A la fin, il sera à la tête d'un immense bâtiment dédié à sa création, où il travaillera en open space au milieu d'une foule d'informaticiens, en théorie totalement libre et sans être entouré de murs, mais, paradoxalement, de plus en plus seul. A mesure qu'il essaie de s'affranchir de sa condition, qu'il grimpe à l'échelle de la notoriété, qu'il fait disparaître les cloisons tangibles, son entourage se réduit. Il n'arrive pas à évoluer, sa personnalité ne change jamais : il ne s'exprime encore que grâce à un écran.
Comment montrer l'enfermement psychologique invariable du personnage alors que tout lui réussit ? Fincher le cadre entouré de faux murs, de fausses cloisons, et surtout derrière des vitres. Il travaille en open space, mais il est perçu par Eduardo à la fin derrière une vitre. Il s'installe dans une superbe maison en Californie, mais il est toujours en retrait derrière une vitre (le champagne qui est lancé contre la baie vitrée lorsque ses employés font la fête révèle un mur invisible et marque une distance entre lui et ses proches). Et lorsqu'il est filmé en plein air et avec des potes, il est caché par une caméra.
La grande question est : si Zuckerberg ne change pas, s'il est toujours filmé derrière une barrière, serait-ce tout simplement parce qu'il ne souhaite pas vraiment devenir quelqu'un d'autre ? S'il crée Facebook pour une fille, est-ce pour s'excuser de ce qu'il a dit sur elle sur un blog et lui prouver qu'il peut faire quelque chose de bien, qu'il peut changer ? Est-ce pour l'épater ? Ou, plus subtilement, est-ce pour la contrôler en la comptant parmi ses millions d'utilisateurs et avoir la satisfaction de la faire se courber devant son talent ? La fin est tellement riche de significations diverses qu'elle ne fait qu'accentuer le mystère autour du personnage central.
Fincher ne nous laisse jamais entrevoir ce qu’il pense réellement de son héros, suscitant notre interrogation : ne peut-il pas changer, ne le veut-il pas, ou n'en a-t-il simplement pas besoin ?...
Il est tout de même amusant de noter que, symboliquement, Facebook naît sur une vitre réelle (où il est visible de tous mais totalement inaperçu des principaux intéressés) pour devenir le mur numérique (sur lequel les messages les plus personnels pourront être visibles par le monde entier). Zuckerberg l'asocial n'est-il pas parvenu finalement à transformer le monde et à lui imposer sa vision, sa propre vie ? C’est peut-être au monde de s'adapter à lui. D’ailleurs, ne préfère-t-il pas se tourner vers une fenêtre pour regarder la pluie plutôt que d'écouter l'avocat de la partie adverse lors d'une scène de négociation ?
Le temps
Le film nous évoque, à travers la création de ce site, le changement d'époque et des interactions sociales. Nous observons trois phases : avant, pendant, et après Facebook. Ces trois périodes sont soulignés par les trois scènes avec l'aviron. Harvard, son cadre, son institution et ses personnages, est le représentant d'une époque désuète, avec des principes qui seront remis en question par la nouvelle époque, celle de Facebook, où l'espace-temps est décalé et dans lequel les relations sociales sont différentes. Les symboles d'Harvard sont les frères Winkelvoss, présentés comme des gentlemen respectant les codes (d'honneur, pas les mêmes que ceux de Zuckerberg qui se contente de les "bouffer"). A travers la réaction de ces personnages, on comprendra en quoi Facebook a modifié les rapports entre les gens, a brisé les barrières liées à la culture, à l'éducation, à l'argent, aux traditions et comment le site a rendu un système obsolète. La première scène est révélatrice de la période établie : les Winkelvoss font de l'aviron et dépassent sans problème les autres concurrents. Elle fait suite à la scène Facemash, mais devance la séquence de création de Facebook (puisque l'idée du site est très largement suggérée par les jumeaux). Ici, Harvard devance Zuckerberg, les sportifs ont le pouvoir (cela renvoie à la séquence d'ouverture du film).
La deuxième période correspond à la création de Facebook. Le nouveau départ, un basculement d'époque. Il démarre lors d'une scène où l'on voit les jumeaux faire du surplace avec leur aviron. Remise en question d'Harvard, les Winkelvoss n'avancent plus.
Enfin, la troisième période est celle de la défaite des jumeaux et du changement total d'époque. Après avoir passé leur temps en entraînement, ils se font battre à la course. Cette scène arrive après celle qui nous montre Zuckerberg et Parker décider de l'essor de Facebook dans le reste du monde. Harvard est à la traîne. Une impression mise en évidence par l'aspect artificiel de la séquence. En floutant le premier et le dernier plan pour ne rendre net que le centre, Fincher nous donne l'impression de filmer un monde prisonnier d'une boule à neige. Comme si ce petit microcosme était cloisonné par ses propres principes, ses traditions anciennes. Comme si les jumeaux étaient également, à la manière de Mark Zuckerberg, derrière un globe invisible. Une preuve que Zuckerberg a imposé sa vision du monde à tous ?
L'ancienne institution qu'est Harvard est une relique d'un autre temps. Après tout, même le bureau de son président tombe en miette. Après tout, Harvard est fondé sur les fameux 3 mensonges.
Zuckerberg est-il un révélateur d'un monde établi sur la vérité ? A-t-il fait plier le monde entier à sa perception du monde ?
Après tout, même Fincher nous fait comprendre qu'il a un temps d'avance sur tout, y compris sur le film lui-même puisqu'il parle avant même que les premières images soient apparues... Peut-on être légèrement effrayés à l'idée que le monde appartienne à Zuckerberg sachant son penchant à considérer certains comme du bétail (le film n'arrête pas de faire des références aux animaux de la ferme, à des poissons, à des poulets : doit-on considérer que le créateur de Facebook considère les inscrits comme des moutons ) ?
Bien entendu, le peu de pistes sur lesquelles j'ai voulu m'appuyer est ce qui m'apparaît le plus évident. Le film est beaucoup plus complexe, je voulais juste donner mon avis sur des idées facilement remarquables. Car il s’agit d’un vrai film "générationnel", à la réalisation incroyable. N'allez pas croire que The Social Network est un simple film opportuniste sur Zuckerberg, profitant de l'engouement pour le site internet. Fincher ne parle pas souvent du fonctionnement de Facebook d'ailleurs. Son film s'inscrit dans sa filmographie avec beaucoup de naturel : de l'enfermement psychologique et du décalage (générationnel, ou temporel) des prisonniers d'Alien3, de Seven, de Fight Club, de Benjamin Button, à l'enfermement physique comme dans The Panic Room en passant par les portraits d'individus solitaires (Zodiac, Seven, Benjamin Button, Fight Club), The Social Network est une synthèse de tout ce qu'a pu filmer le réalisateur. Son obsession pour la perfection semblerait presque similaire à celle de Zuckerberg. La différence étant le temps que met le réalisateur à peaufiner des détails qui nous paraissent de prime abord comme totalement superflus. Il a quand même fait 99 prises pour la séquence d'ouverture du film !
Des cadrages et un montage toujours parfaits, associés à des dialogues tellement brillants que l'ensemble devient hypnotique. Certains échanges verbaux sont dignes des plus grandes déclarations Facebookiennes, c'est-à-dire pleines de second degré et de multiples niveaux de lecture. Imaginez alors le résultat lorsqu'en outre chaque plan de Fincher nous apporte des tas d'informations différentes. Ce réalisateur sait manier les niveaux d’interprétation et nous offre des séquences passionnantes. On retrouve son humour typique, très décalé, comme lors de la troisième séquence en aviron qui fait clairement penser à celle des devoirs de Fight Club avec sa petite musique entraînante.
Très ironique, Fincher a su trouver le casting idéal. Que penser du choix de Jesse Eisenberg, surtout quand on a vu Zombieland précédemment dans lequel son personnage se réjouissait du fait que le seul truc bien avec la fin du monde, c'était la disparition de conneries telles que Facebook ? Il est parfait.
Que penser du choix de Justin Timberlake, très bon au passage, dans le rôle du créateur de Napster, celui qui a modifié totalement la façon de concevoir la musique ? Que penser du choix de Joseph Mazzello dans le rôle d'un informaticien surdoué tandis qu'on le voyait dans Jurassic Park comme quelqu'un d'allergique aux ordinateurs et à la technologie en général (d'ailleurs le propos de l'adaptation comme moteur pour survivre dans un changement d'époque est tout aussi d'actualité dans Jurassic Park). Andrew Garfield est, enfin, l'acteur qui m'a le plus impressionné. Quand on pense que le réalisateur a demandé aux comédiens de jouer plus rapidement que d'habitude pour faire tenir l'énorme script dans la durée qui lui a été accordée, il y a de quoi être impressionné. Outre les acteurs totalement crédibles, on peut aussi se régaler de la musique (récompensée aux Academy Awards d'ailleurs) d'Atticus Ross et de Trent Reznor. Il y a peu de films qui, comme par exemple Lost in translation, m'ont fait acheter directement la BO juste après les avoir vus.
Enfin, petit détail marrant : beaucoup de critiques se sont réjouies de la sobriété de Fincher, qui soit disant nous évitait ses nombreux plans à effets spéciaux tapageurs. En fait, le film est rempli d'effets spéciaux, peut-être encore plus qu'avant (je n'avais pas remarqué par exemple que les jumeaux étaient réalisés avec cette technologie ou que certains plans étaient totalement truqués). Enfin, je voudrais surtout saluer le travail qui a été fait pour ne jamais céder à la facilité : à aucun moment les personnages ne sont caricaturés.
Franchement, regardez ce film, il est passionnant.