La seconde lecture (il n'y en aura pas de troisième) de l'essai d'ORTEGA y GASSET n'a pas modifié mon avis : brillantes idées, mais que le chemin est tortueux. Je me demandais, d'ailleurs, en lisant le chapitre principal (Qui commande dans le monde) par quel esprit de masochisme je sacrifiais ces belles heures d'août quand tant d'autres livres m'attendent.
Quel défi pour mon sens de la synthèse, défi que je ne suis pas certain d'être parvenu à le relever adéquatement.
Un des deux points sur lesquels j'ai jugé utile de revenir est ce qu'ORTEGA appelle le commandement Il ne s'agit pas, selon lui, du simple exercice du pouvoir matériel et, surtout, le commandement ne se base jamais sur la force, mais sur l'opinion publique :
« Jamais personne n'a commandé sur la Terre en puisant l'aliment essentiel de son commandement ailleurs que dans l'opinion publique. [...] Celui qui prétend gouverner avec des janissaires dépend de l'opinion des janissaires et de celles qu'ont sur eux les autres habitants. »C'est dans ce chapitre que j'ai eu le seul vrai plaisir de lecture, l'auteur y citant le mot de TALLEYRAND à NAPOLÉON : « Avec des baïonnettes, Sire, on peut tout faire, sauf s'asseoir dessus. » En clair, pour s'exercer, le pouvoir doit être bien assis ! Les mouvements dans certains pays du Maghreb, du Proche-Orient et du golfe arabo-persique -- que les médias et tels experts ont qualifié de révolution -- en seraient l'illustration. Quid du cas de la Syrie, où la force du pouvoir s'abat sur les citoyens ? La réponse est simple : en l'espèce le pouvoir tire profit de la division du pays en plusieurs collectivités, d'où un morcellement de l'opinion publique : « Et comme la nature a horreur du vide, ce vide que laisse la force absente de l'opinion publique se remplit avec la force brute. » Piètre consolation pour les victimes de l'oppression, car pour l'heure, ce sont les baïonnettes qui font la loi...
Le second point sur lequel je souhaitais attirer l'attention du lecteur porte sur ce que nous appelons de nos jours « l'identité nationale ». ORTEGA y GASSET soutient que c'est un anachronisme, un non-sens historique, que de prétendre que ce sont des « valeurs » communes qui fondent les nations. Bien au contraire, les groupements humains échangent entre eux et parfois s'opposent violemment puis finissent par se fédérer, et de cet agrégat nait la nation, puis l'État -- au sens contemporain du terme :
« ... quelle force réelle a produit cette communauté de millions d'hommes sous la souveraineté d'un pouvoir public que nous appelons France, Angleterre, Espagne, Italie ou Allemagne ? Cette force ne fut pas une préalable communauté de sang, puisqu'en chacun de ces corps collectifs coulaient des sangs très divers. Ce n'a pas été non plus l'unité linguistique, puisque les peuples aujourd'hui réunis en un État parlaient ou parlent encore des idiomes différents. L'homogénéité relative de race et de langue dont ils jouissent -- à supposer que ce soit une jouissance -- est le résultat de la préalable unification politique. Par conséquent, ni le sang, ni l'idiome ne font l'État national; au contraire, c'est l'État national qui nivelle les différences originelles des globules rouges et des sons articulés. Et il en fut toujours ainsi. Rarement, pour ne pas dire jamais, l'État n'aura coïncidé avec une identité préalable de sang et de langage. Pas plus que l'Espagne n'est aujourd'hui un état national parce qu'on y parle partout l'espagnol, l'Aragon et la Catalogne ne furent des État nationaux, parce qu'un certain jour, arbitrairement choisi, les limites territoriales de leur souveraineté coïncidèrent avec celles du parler aragonais ou catalan. [...] toute unité linguistique ... est presque sûrement le précipité de quelque unification politique. L’État a toujours été le grand truchement. »On me pardonnera cette longue citation, laquelle vous donnera une bonne idée du style qui m'a tant agacé, et encore, c'est un des passages les mieux articulés, mais il m'a semblé préférable de donner la parole à l'auteur plutôt que d'essayer de résumer.
Cela dit, il est clair que cette position est (encore) à contre courant de la doxa actuelle en matière d'identité nationale. Son application à la question québécoise pourra, à l'évidence, lancer un beau débat : mais qui est en mesure de penser « en dehors de la boîte », comme on dit dans les beaux milieux de notre intelligence collective ?