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Skull & Bones : La vérité sur l’élite secrète qui dirige les Etats-Unis

Publié le 19 août 2011 par Sébastien Michel
De Alexandra Robbins
Traduit de l'Anglais (US) par Bruno Drweski et par Gaétane Vallifuoco
Ed. Max Milo, janvier 2006, 256 pages
A partir de 17,10 € sur Amazon.fr
"Lors de ma dernière année d’étude [à l’université de Yale], j’ai rejoint la société secrète Skull & Bones, une société tellement secrète que je ne peux en dire plus." (George W. Bush, A Charge to Keep, édition Harper Perennial, 2001)
La jeune journaliste américaine Alexandra Robbins (elle a travaillé pour le New Yorker, le Washington Post, le Cosmopolitan et le Chicago Tribune), ancienne étudiante à l’université de Yale (sanctuaire des Skull & Bones), à New Haven dans l’Etat du Connecticut, a mené une enquête détaillée et fort attendue sur l’une des sociétés de pouvoir les plus controversées et mystérieuses des Etats-Unis. Les Skull & Bones (« Crâne et Os » en français) constituent en effet avec les « Illuminati » de Bavière », la Commission trilatérale, le groupe Bildeberg et autres puissances « occultes » un des plus féconds mythes modernes du complot mondial.
La légende des Skull & Bones, modèle du « bazar » ésotérico-complotiste (1)
« Après cent soixante-dix ans d’existence, les Skull & Bones ont étendu leurs tentacules dans tous les recoins de la société américaine. Ce petit groupe a développé des réseaux qui ont placé trois de leurs membres au poste politique le plus puissant du monde (2). Et l’influence de la société secrète augmente, l’élection présidentielle de 2004 a, pour la première fois, mis en jeu deux candidatures représentées chacune par un skullbonien (3). (…) Dans sa soif de créer un nouvel ordre mondial, restreignant les libertés individuelles et plaçant en fin de compte solidement le pouvoir au sein de familles riches et influentes, elle a déjà réussi à infiltrer les principaux centres de recherche, les principales institutions politiques, financières, médiatiques et gouvernementales du pays. Ce sont ses membres qui, de fait, gouvernent les Etats-Unis depuis des années. » (p. 12)
Skull & Bones
Inquiétante ou grotesque, l’introduction du livre d’Alexandra Robbins est une somme hétéroclite et extraordinaire des faits attribués aux « invisibles » skullboniens : en plus de vouloir régenter la première puissance et le monde entier, la rumeur leur prête l’idée et le succès de la réalisation de la bombe atomique, l’organisation de l’assassinat, en 1963, du président américain J. F. Kennedy et de l’invasion de la baie des Cochons en 1961 (pour renverser le dirigeant cubain, Fidel Castro). Leur « Tombe » (nom donné au bâtiment où se réunissent les membres du club à Yale) abriterait les crânes volés du chef indien Geronimo, du révolutionnaire mexicain Pancho Villa et même le squelette de la favorite de Louis XV, Madame de Pompadour !
Des « chevaliers » formés pour la conquête du pouvoir
Alexandra Robbins qui a déjà publié une enquête remarquée sur les études de G. W. Bush à Yale (à l’époque élève peu brillant et déjà buveur impénitent selon les témoignages de ses anciens camarades de faculté), signe à nouveau un pamphlet qui a fait couler beaucoup d’encre à sa sortie aux Etats-Unis, en 2002, sous le titre initial de Secret of the Tomb (paru aux éditions Little, Brown & Company).
Charismatique, attiré par la discipline et l’élitisme, l’étudiant William Russel, dont la puissante famille a prospéré grâce au commerce de l’opium dans la première moitié du XIXe siècle, créa en 1832 dans l’université puritaine de Yale la fameuse « fraternité de la mort » ou l’ordre du « Crâne et [des] os ». D’un retour de voyage en Allemagne (selon la légende, il aurait été en contact avec la fameuse secte franc-maçonne des Illuminati), il donne à la nouvelle organisation des références germaniques comme la tête de mort et les ossements. Le célèbre chiffre 322 des Skull & Bones figurant sous l’emblème digne d’un drapeau des pirates des Caraïbes renvoie, semble-t-il, à la date du décès du grec Démosthène en 322 avant J.C., homme politique connu pour son éloquence.
Personne ne peut décider de devenir membre de l’organisation. Il faut être « élu » par les seniors de la promotion en cours qui recherchent à la fois de grandes qualités athlétiques et intellectuelles (que ne possédait pas G. W. Bush selon divers témoignages rapportés par la journaliste, p. 200). La personnalité et des origines sociales favorisées (il faut être de préférence W.A.S.P., « White Anglo Saxon Protestant ») sont également privilégiées. Les « sociétés ne rejetaient pas nécessairement un candidat parce qu’il était pauvre, mais elles pouvaient être plus inclinées à élire quelqu’un dont la richesse contribuerait à [leur] entretien. » (p. 79)
Pendant le rituel d’initiation très théâtral (qui a perdu de nos jours une grande partie de ses connotations paganistes et sexuelles), on apprend chaque année aux quinze nouveaux membres (chevaliers) que la déesse Eulogie (divinité grecque de l’éloquence) serait redescendue sur Terre en 1832 pour établir sa résidence parmi les membres des Skull & Bones. Passé les épreuves de bizutage (moins déroutantes qu’au début du siècle dernier), ils se rencontrent régulièrement en secret, tous les jeudis et dimanches, autour des questions relatives au fonctionnement du club, à la vie du campus ou pour débattre de leurs études. Un camp de vacances réunit une fois par an les anciens et les nouveaux « bonesmen » sur l’île de Deer Island (l’Île du Cerf), dans le fleuve de Saint-Laurent. Il y aurait aujourd’hui, selon Alexandra Robbins, huit cent « chevaliers » vivants, aux Etats-Unis et dans le monde.
Entrer dans le « Réseau », c’est posséder le pouvoir
L’organisation n’est pas la société de conspiration que folles rumeurs, partisans des complots ou les skullboniens eux-mêmes (p. 227) laissent régulièrement entendre. Il s’agit d’abord d’un club d’étudiants atypique qui accueille parfois dans ses réunions ou s’honore de compter parmi ses membres d’anciens diplômés ou non (comme l’actuel vice-président Dick Cheney), des responsables de la faculté ou des professeurs. Il existe d’autres clubs à New Haven comme ailleurs aux Etats-Unis, à Harvard (Massachusetts) ou à l’université de Columbia (New-York) par exemple (4). C’est en effet une tradition des campus américains qui sert d’intégrateur social (tremplin obligé pour les plus ambitieux) et qui est largement acceptée, voire fortement recherchée par les étudiants. Pour Lyman Bagg en 1871, dans Quatre ans à Yale, « une élection à ces sociétés est plus valorisée que n’importe quel prix ou honneur universitaire. » (Extrait cité par Alexandra Robins, p. 73)
Les raisons de l’engouement estudiantin pour les Skull & Bones, même s’il est moins important depuis la fin des années 1960, résident sans doute dans leur capacité à créer entre ses membres des relations solides à long terme. Le réseau d’influence est particulièrement efficace. Un skullbonien qui a côtoyé G. W. Bush en 1968 a révélé à la journaliste que l’entrée dans la très sélective société « était une occasion pour construire des amitiés, à un degré difficile ou impossible à atteindre dans le cours ordinaire de la vie universitaire, et cela avec quatorze personnes que [son] chemin n’aurait autrement pas croisées durant [ses] années d’études. » (p. 224)
La journaliste fournit d’innombrables exemples où les bonesmen ont pu s’entraider (chapitre VI) favorisant ainsi des plans de carrière, l’obtention d’avantages financiers ou certaines décisions politiques (p. 215). La famille Bush s’est fortement appuyée sur les réseaux des Skull & Bones depuis Prescott Bush (S&B, 1917), ancien sénateur, riche homme d’affaires et grand père de l’actuel président. Lorsque ce dernier s’est lancé dans les affaires dans les années 1970 et 1980, que ce soit dans le secteur pétrolier (avec la création de son entreprise Arbusto Energy Inc.) ou dans le rachat des Texas Rangers (fameuse équipe de base-ball), il put compter sur l’aide financière d’anciens bonesmen comme E. S. Lampert (S&B, 1984) et W. H. Draper III (S&B, 1950).
D’autres familles ont su également profiter des anciens liens « fraternels » comme celle de l’ancien président W. H. Taft (S&B, 1878) qui a compté au moins neuf anciens skullboniens. Ancien ministre de la Justice, il a intégré, durant sa présidence entre 1909 et 1913, plusieurs bonesmen dans son cabinet dont Henry L. Stimson (S&B, 1888), secrétaire à la Guerre qui jouera un rôle déterminant dans la politique américaine pendant la première partie du XXe siècle. Il constituera dans le même ministère, pendant la Seconde Guerre mondiale, une équipe resserrée, composée surtout de skullboniens (avec l’accord du président Franklin Roosevelt). Comme l’écrivait Godfrey Hodgson, en 1990, « le Département d’Etat était dirigé par une poignée de riches républicains, et (…) sa base était presque aussi étroite, en termes de politique sociale et d’éducation, que celle d’un cabinet britannique tory traditionnel » (p. 209).
Le danger représenté par la petite « élite » de Yale passée par le moule conformiste de l’expérience des Skull & Bones tient, en fait, dans la remise en question de la démocratie américaine et de ses médias (5). Les élites se reproduisent en vase clos et elles finissent par partager, en grande partie, les mêmes valeurs puritaines et conservatrices des rapports sociaux. Certes, les Skull & Bones ont enfin ouvert leurs portes aux femmes en 1991 et accepté en leur sein les minorités ethniques. Leur existence cependant pervertit le jeu démocratique normal par leur confiscation des principaux lieux de pouvoir. Ceux qui dirigent l’hyperpuissance américaine ne représentent pas les intérêts de la population mais un groupe fermé, socialement favorisé, qui avantage d’abord ses propres membres et renforce ses positions.
Contrairement à la légende, il n’y a pas une direction secrète basée à New Haven, dans la « Tombe » du campus de Yale, qui prendrait des décisions importantes à l’insu de tous. Aucune preuve solide ne montre un plan déterminé pour dominer le pays ou le monde. Les promesses d’un nouvel ordre social échangées dans les recoins sombres d’une « crypte » (dont le décor intérieur ressemble beaucoup au manoir de la famille Adams) sont le fait d’étudiants (des adolescents diront d’autres) qui perpétuent un rituel et des jeux identitaires les distinguant du reste de la société (composée des « barbares », c'est-à-dire de tous ceux qui n’ont pas été initiés à l’ordre). Même si ces promesses étaient gravées dans le marbre, faudrait-il les prendre au sérieux ? Les « patriarches » (anciens bonesmen) qui gardent encore des liens avec le « Tombeau » manifestent surtout leur désir de préserver les traditions et « l’esprit » de Yale qui ont fortement marqué leur jeunesse. Derrière une mise en scène théâtralisée et plutôt drôle (ou à défaut étrange) vue de l’extérieur, la grand-messe annuelle ne ressemble-elle pas simplement à celles des banales associations d’anciens étudiants (devenus importants, on le confesse volontiers) ?
Si les skullboniens n’ourdissent pas les conspirations qu’une certaine littérature ésotérico-complotiste développe complaisamment (6), délires auxquels Alexandra Robbins laisse parfois trop la place dans son ouvrage (7) dans un art consommé et surprenant de la contradiction, ils posent néanmoins une interrogation fondamentale sur le fonctionnement actuel de nos sociétés dites démocratiques (8).
Article original écrit et publié par Mourad HADDAK
(1) Voir les travaux du politologue Pierre-André Taguieff sur les mythes modernes du complot dans son dernier livre La foire aux Illuminés paru aux éditions Mille et une Nuits en novembre 2005. Le film The Skulls de Rob Cohen sorti en France en 2000 s’est largement inspiré du mythe des Skull & Bones.
(2) Il s’agit de William H. Taft (1909-1913), de George Herbert Bush (1989-1993) et de George Walker Bush (2001-).
(3) John F. Kerry (membre de la société des Skull & Bones en 1966) et G. W. Bush (S&B, 1968).
(4) Alexandra Robbins a fait partie d’une autre société secrète, à Yale, ce qu’elle ne cache pas même si elle n’en révèle jamais le nom. Scroll & Key (« Parchemin et Clef »), créée en 1842 et Wolf’s Head (« Tête de loup ») en 1883 sont les deux autres sociétés les plus influentes du campus. L’université de Harvard est connue pour abriter la société la plus prestigieuse du pays, le Porcellian club (fondé en 1791).
(5) Henry Luce et Briton Hadden (S&B de 1920) sont les fondateurs de Time et Averell Harriman (S&B, 1913) est à l’origine du magazine Today qui a fusionné en 1937 avec Newsweek.
(6) Sur les thèses conspirationnistes et les raisons de leur succès dans la « nouvelle culture de masse », voir le livre de P.A. Taguieff (cf. plus haut) et le dernier chapitre du livre d’Alexandra Robbins (p. 232 : les Skull & Bones sont « plus qu’une simple institution ; c’est un concept sur lequel les gens projettent des images qui leur sont nécessaires pour donner un sens au monde. […] Les explications, mêmes exagérées, sont d’une certaine façon rassurantes.)
(7) Dans la conclusion de son livre, la journaliste n’hésite pas à écrire que « les Skull & Bones ont sûrement leurs secrets. Mais ce sont les secrets d’une organisation qui trafique dans des domaines impalpables. » Et ajoute plus loin que « la grande conspiration entourant la société secrète n’est qu’une demi-vérité, avec la complicité volontaire des spectateurs que nous sommes. » (p. 233) Admettre que le mythe est en parti vrai, c’est laisser penser que le complot existe réellement, même s’il est fantasmé. Sans nier l’intérêt de son livre, on peut regretter qu’Alexandra Robbins ait cédé parfois au sensationnalisme. De nombreux faits ne sont pas vérifiables. Les sources restent parfois évasives. Les agissements et le patrimoine de la Russel Trust Association (entreprise liée aux Skull & Bones) mériteraient notamment une enquête plus approfondie. « Le parfum de mystère » est bien trop fascinant. Or, la réalité l’est moins. La journaliste qui manque de rigueur devrait émettre, dans le doute, des hypothèses plutôt que d’énoncer des conclusions hâtives et sans fondement. Les amateurs de complots, sur internet notamment, font déjà leurs choux gras de ses approximations.
(8) Parmi les causes des blocages actuels de la société française revient régulièrement la place excessive des anciens élèves de certaines grandes écoles en général et de l’Ecole Nationale d’Administration en particulier dans le gouvernement politique et économique du pays. Ancien énarque et à rebrousse-poil de ses anciens camarades de promotion, Jean-Pierre Chevènement (sous le pseudonyme de « Jean Mandrin ») dans L'Énarchie ou les mandarins de la société bourgeoise, paru en 1967, avait ainsi dénoncé les effets pervers de l’ENA. Le dérèglement démocratique « cultivé » par les « nouvelles élites aristocratiques » n’est donc pas le seul fait des Etats-Unis.

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