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Retour à Killybegs - Sorj Chalandon

Par Emmyne

SCMaintenant que tout est découvert, ils vont parler à ma place. L'IRA, les Britanniques, ma famille, mes proches, des journalistes que je n'ai même jamais rencontrés. Certains oseront vous expliquer pourquoi et comment j'en suis venu à trahir. Des livres seront peut-être écrits sur moi, et j'enrage. N'écoutez rien de ce qu'ils prétendront. Ne vous fiez pas à mes ennemis, encore moins à mes amis. Détournez-vous de ceux qui diront m'avoir connu. Personne n'a jamais été dans mon ventre, personne. Si je parle aujourd'hui, c'est parce que je suis le seul à pouvoir dire la vérité. Parce qu'après moi, j'espère le silence.
Killybegs, le 24 décembre 2006
Tyrone Meehan

- Editions Grasset -

" Que voulait-il le petit Français ? Me juger ? Me comprendre ? Ou réclamer sa part de trahison ? "

Comment prendre, donner la parole à celui qui fut votre traître; comment coller, entrer dans sa peau qui a marqué la vôtre d'une telle cicatrice ? Comment maîtriser ses souvenirs, ses sentiments, sa propre histoire, comment oser l'écriture même en usant du filtre de la fiction sans risquer de trahir à son tour ? En écrivant ce livre qui ne sera " pas avouer, encore moins expliquer mais raconter, laisser une trace ", ce livre qui confie ces mots à ce traître que l'on ne nomme plus que Meehan; cet homme qui n'a vécu que la violence - les violences, familiale, nationale, religieuse -, la colère, la haine. Et le doute. En écrivant ce roman qui n'occulte aucune des questions dérangeantes sur les actions de l'IRA, sur les résolutions qu'impose leur engagement à ses soldats. 

Fiction biographique, le récit alterne les chapitres relatant l'histoire de Tyrone Meehan depuis sa jeunesse et de la guerre d'Irlande avec ceux, intimistes, consacrés aux derniers jours de celui qui fut l'infidèle; des années de formation pendant la Seconde Guerre Mondiale aux dernières heures, revenu dans le village natal de Killybegs. Si  vous pensiez avoir rencontré l'Irlande en lisant Mon Traître, sachez que c'était une promenade de parisien aux mains fines. C'est avec Tyron que vous entrerez en terre irlandaise, avec les mains sales des combats de rues, des attentats, de la prison, avec l'ivresse des pubs, des héros, des chants et des manifestations commémoratives.

Je m'en voudrais de raconter cette histoire autrement que par les mots de son auteur car il le fait magnifiquement. Car vous allez le lire ce livre.

- " L'IRA. Ce n'était plus trois lettres noires, bavées sur notre mur à la peinture haineuse. Ce n'était plus une condamnation entendue à la radio. Ce n'était plus une crainte, une insulte, l'autre nom du démon. Mais c'était un espoir, une promesse. C'était la chair de mon père, sa vie entière, sa mémoire et sa légende. C'était sa douleur, sa défaite, l'armée vaincue de notre pays. Jamais je n'avais entendu ces trois lettres prononcées par d'autres lèvres que les siennes. Et voilà qu'un gaillard de mon âge osait les sourire en pleine rue.

L'IRA. Soudain, je l'ai vue partout. Dans ce fumeur de pipe chargé de couvertures. Ces femmes en châle, qui nous entouraient de leur silence. Ce vieil homme, accroupi sur le trottoir, qui réparait notre lampe à huile. Je l'ai vue dans les gamins qui aidaient à notre exil. Je l'ai vue derrière chaque fenêtre, chaque rideau tiré pour tromper les avions. Je l'ai vue dans l'air épais de tourbe. Dans le jour qui se levait. Je l'ai sentie en moi. En moi, Tyrone Meehan, seize ans, fils de Patraig et de la terre d'Irlande. Chassé de mon village par la misère, banni de mon quartier par l'ennemi. L'IRA, moi. "

- "Danny Finley était en haut des escaliers. Il s'habillait en silence, sous le regard d'un Jésus triste. Assise sur les marches, Sheila me regardait enfiler mon short noir. Je rougissais. Je l'aimais. Les temps étaient trop timides pour oser, et la ville savait tout de ses enfants. Une main qui en prenait une autre et voilà des dizaine de doigts tendus. Ce n'était ni méchant, ni moqueur. Mais l'impression qu'il y avait toujours un jugement derrière le rideau. Les Britanniques surveillaient nos gestes, l'IRA surveillait notre engagement, les curés surveillaient notre pensée, les parents surveillaient notre enfance et les fenêtres surveillaient nos amours. Rien ne nous cachait jamais. "

" Je ne ressentais rien. J'étais épuisé. Je somnolais. Je me suis demandé si j'avais tué quelqu'un lors de l'attaque. Je m'étais préparé à mourir, mais pas à tuer. J'espérais ne jamais affronter le regard d'un mort. J'étais en sursis. Victime en sursis, assassin en sursis. Nous l'étions tellement, tous. Et je le savais tellement. "

L'emploi de ce Je narratif me stupéfie, me fascine. La qualité, la force, l'humanité de ce choix me frappent. Dès la dédicace : " A ceux qui ont aimé un traître ". La puissance de cette écriture reste un mystère pour moi, au-delà de cette sobriété du style pur et juste, au delà de l'exigence et de la densité, au delà du mot toujours effectif, affectif, qui touche le lecteur parce qu'il touche si parfaitement le moment, l'image et les sensations.

J'espérais aimer ce roman, j'espérais être impressionnée encore. Je n'imaginais pas que ce serait à ce point. Pour la première fois depuis très longtemps, en lisant " J'ai pleuré moi aussi, sans que mon corps en parle ". Combien de Je t'aime dans ce texte ? Tant de douleurs et de peurs, de chagrins.

Avec Retour à Killybegs, il me semble que Sorj Chalandon est parvenu à la perfection de son écriture romanesque, à l'aboutissement de ses motifs, la fidélité, la personnalité et le rôle du père, le devoir de mémoire, ce refus que l'histoire soit reécrite et pourtant cette pudeur malgré les mots parfois crus et cruels. Je crois qu'il a tout donné. Parce que ce livre relève du don. Talent et partage.

- " Puis j'ai marché sur le port, dans la lande, en lisière de la forêt d'hiver. J'étais juste un vieil homme, casquette sur les yeux et veste en fin de vie. Personne ne reconnaîtrait en moi Meehan, le traître. Pas même ce salaud de Timy Gormley, qui n'avait jamais quitté sa rue depuis l'enfance, et qui mourrait certainement un jour en la traversant à petit pas.

J'ai appelé Sheila avec mon portable.

- Quelqu'un va te reconnaître. Rentre au cottage, a supplié ma femme.

Elle voulait vivre ici avec moi, quand même et malgré tout. Mais j'ai refusé. Trop de risques. Belfast était devenu irrespirable pour elle. Alors elle s'est installée à Strabane, chez une amie, à une heure de route.

- Ils viendront, soufflait-elle.

Bien-sûr, ils viendront. Ils étaient déjà venus, d'ailleurs. Lorsque je suis arrivé ici, j'ai nettoyé le mot " traître ! " barbouillé au goudron noir sur la chaux du mur. Et puis quoi ? Attendre à Belfast, ici, derrière les rideaux de la maison ou devant mon verre au pub, quelle différence ? Ils viendront, je le sais.

[ ... ]

Et puis j'ai posé le cahier sur la table ronde. Un cahier d'enfant, avec une couverture vert pays. Je l'ai lissé longtemps du plat de la main, avant même de l'ouvrir. J'ai hésité. Je voulais écrire Le journal de Tyrone Meehan sur la couverture, mais j'ai trouvé ça trop prétentieux. Confessions, non plus, ne me plaisait pas. Ni Révélations. Alors je n'ai rien noté du tout. J'ai ouvert le cahier, écrasant la pliure du poing. " 

- " Tu n'es pas en confession, tu es en affection, Tyrone. "

RL2011b

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- Rentrée littéraire avec Miss Hérisson -

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