Le professeur disait qu'il était à soixante-dix pour cent confucéen et à trente taoïste ! Le concept de "ren", que l'on pourrait traduire comme humanisme, tendresse ou amour, est à la fois au coeur de l'enseignement de Confucius et du professeur Cheng*.
Un jour, quelques uns d'entre nous se trouvaient rassemblés devant la facade de l'association de Tai Chi de Canal Street. Le professeur se préparait à quitter l'école. Il avait déjà enfilé son manteau et il avait entamé une discussion politique avec des élèves, ce qui était en soi une chose assez exceptionnelle !
[...]
Très peu de ceux parmi nous qui participèrent ce jour là à la "discussion politique" étaient sensibles à son idée du Communisme. Nous défendîmes avec insouciance la position à la mode de l'époque, pro-gauchiste et contre la guerre du Vietnam. Lui seul s'y opposa. Etant un des plus expérimenté du groupe et possédant une experience de la politique pacifiste, je m'émerveillais de son enthousiasme, de la clarté de son esprit et de l'affection qu'il nous témoignait. J'avais à l'époque participé à des centaines de "discussions" similaires, toujours centrées sur la défensive et l'agressivité. Comme si le fait de voir son argument battu en brèche signifiait un dénigrement de ses positions ou de soi-même ou comme si le résultat de la guerre dépendait de la manière dont chaque côté allait s'y prendre pour écraser l'autre dans la "discussion" !
Mais cette fois-ci, il en allait autrement. Tout en souriant, sans une trace d'agressivité ou de défensive, il présenta son argument, nous écouta à son tour et s'en alla en disant : "Il faut que vous appreniez à vous aimer"...
Comme c'est étrange, pensais-je. Voilà la guerre du Vietnam qui fait rage et ce vieil anticommuniste patenté s'adresse à un aréopage de hippies gauchistes en leur disant : "Apprenez à vous aimer" ?
[...]
Une des autres questions qui me furent posées avait trait à la façon dont le professeur analysait les courants politiques de la fin des années soixante et du début des années soixante-dix. Je me rappelai la "discussion" que nous avions eue dans son bureau et l'affection qu'il nous avait témoignée. Cela me ramenait également à ce qu'un vieux camarade politique m'avait dit de nombreuses années auparavant, après être revenu d'une visite au Vietnam durant la guerre :
"Ce qui est très intéressant", disait-il, "C'est que malgré le fait que nous américains nous les tuons ou que nous leur envoyons des bombes, les Vietnamiens ne haïssent pas les Américains ! Ils sont déterminés à combattre le gouvernement qui leur a envoyé des soldats mais ils ne haïssent pas le peuple américain. Ils sont vraiment beaucoup plus pacifistes que nous", dit-il , en faisant allusion à ceux qui étaient opposés à la guerre...
Et il est vrai que malgré que nous nous soyions opposés à la guerre - pour beaucoup d'entre nous c'était opposés à la guerre - il n'y avait que très peu de paix dans nos coeur ! Nous détestions le président et son gouvernement, nous haïssions le complexe militaro-industriel et la grande "majorité silencieuse" des Américains qui soutenait ou ne faisait rien contre ce génocide. Et bien entendu, nous détestions la police !
Mais le pire dans la haine, c'est l'effet qu'elle a sur celui qui en éprouve le sentiment. Généralement, les émotions reflètent la part la plus sensible de l'individu. Nous pensions probablement que nous n'en faisions pas assez pour arrêter la guerre. Nous avions "renoncé" mais nous ne nous étions jamais engagés réellement. Nous étions des opposants qui ne s'affirmaient pas. Nous étions en colère et dans son for intérieur, la colère et l'armure qu'une personne craintive revêt pour se protéger de la crainte qu'elle éprouve d'elle-même.
Combien parmi nous, à gauche, étaient prêts à voir détruites leur vie parce qu'ils tentaient désespérément de fermer les yeux sur le sentiment de culpabilité qui les habitaient ? Il était devenu difficile pour nous d'aimer la vie, et à fortiori une autre personne, incapables comme nous l'étions de nous aimer nous-mêmes !
* Voir "La forme Yang du professeur Cheng Man-ch'ing" en cliquant ici , pour en savoir plus sur ce grand maître du Taiji.
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Source texte : Extrait de LOWENTHAL Wolfe. - Le Tao du Professeur Cheng : la porte du miracle . - Paris : Ed. Guy Trédaniel Editeur. - P. 73-77. ISBN : 2-85707-911-7