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RUSSELL ET LA FOI. Compte-rendu critique de Pourquoi je ne suis pas chrétien? de Bertrand Russell

Publié le 25 août 2011 par Jlaberge
Compte-rendu de Bertrand Russell, Pourquoi je ne suis pas chrétien?, Préface de Normand Baillargeon, traduit de l’anglais par Guy Le Clech, Lux Éditeur, 2011.
Il s’agit ici d’une édition québécoise d’un recueil des textes de Bertrand Russell, dû aux soins de Paul Edwards, recueil qui fut édité chez Jean Jacques Pauvert en 1972 (quoique l’édition québécoise mentionne l’année 1964). L’édition québécoise chez Lux supprime l’Avant-propos de Louis Rougier pour la remplacer par une préface de Normand Baillargeon, intitulé «Bertrand Russell et la religion». Outre le texte de Russell à présent disponible au public québécois avec la présente édition, l’ouvrage n’a d’autre intérêt que la présentation de Baillargeon au sujet de la pensée russellienne sur la religion. Baillargeon est soucieux de relever les transformations qui se sont opérées au fils des ans dans la pensée de Russell sur le sujet dont la position, somme toute, constitue «une relative complexité». Quoi qu’il en soit, Baillargeon termine sa préface en citant Russell, citation qui se situe nettement dans le prolongement des Lumières : «Trois passions simples mais extraordinairement fortes, ont gouverné ma vie : la recherche passionnée de l’amour, la quête du savoir et une douloureuse pitié devant la souffrance de l’humanité».» (p. 30) Russell, somme toute, est le Voltaire britannique du XXe siècle.
C’est un secret de Polinichelle que Normand Baillargeon milite activement en faveur de l’incroyance et de la libre-pensée. À preuve, deux de ses plus récents ouvrages en témoigne, l’un dirigé en collaboration avec Daniel Baril, Heureux sans dieux. Des incroyants, athées et agnostiques, témoignent (vlb éditeur, 2009); le second, Là-haut, il n’y a rien. Anthologie de l’incroyance et de la libre-pensée, sous sa direction (Quand la philosophie fait pop!, 2010). Les incroyants, les athées, les agnostiques et libres-penseurs, peuvent remercier Baillargeon de leur permettent de sortir enfin du placard. On ne peut que se réjouir de cette entreprise qui a l’allure d’un «évangile» annonçant la béatitude pour les exclus d’hier et d’aujourd’hui. Le moment, en tout cas, paraît synchrone avec la mise en place depuis quelques années du cours d’Éthique et de culture religieuse où l’étude de l’athéisme est exclue du programme. Il est clair que l’intention de l’auteur en publiant les trois ouvrages mentionnés vise à rappeler haut et fort l’injustice dont est encore victime ce pan de la pensée humaine, surtout au Québec où la religion catholique domina sans partage comme une chape de plomb.
Cela dit, à propos du livre de Russell, j’ai trois irritants.
Le premier, et non le moindre, concerne la mécompréhension totale dont fait preuve Russell à l’égard de la foi chrétienne. Une remarque de Wittgenstein, élève de Russell, le montre éloquemment. «La foi chrétienne», écrit le philosophe autrichien, «et la superstition sont choses fort différentes. La seconde vient de la peur et une fausse science. La première est une confiance.»(Ludwig Wittgenstein, Remarques mêlées, Paris, Garnier-Flammarion, 2002, p. 143.)
Depuis, en gros, le siècle des Lumières, nous, modernes, distinguons radicalement la croyance religieuse du savoir et de ce qui est rationnel. La croyance religieuse est dès lors frappée d’irrationalité, bref de superstition. Wittgenstein, dans la remarque citée, s’attaque précisément à ce préjugé tenace voulant que les seules croyances légitimes soient celles que la science autorise.
On connaît le fameux le mot de Voltaire, l’icône des Lumières: «La superstition enflamme le monde; la philosophie l’éteint.» La foi religieuse, évidemment selon Voltaire, est cette funeste superstition qui embrase tout. Il semble bien que l’auteur de Candide ait vu juste. L’enfer de la guerre au terrorisme n’est-elle pas engendrée par le fanatisme de la superstition religieuse? En réalité, c’est Wittgenstein qui a raison. Ce qui embrase actuellement notre monde, ce n’est pas la superstition mais la peur, de sorte qu’on devrait corriger Voltaire et dire plutôt : «La peur enflamme le monde; la foi l’éteint.» En effet, apprendre à se faire confiance mutuellement est sans doute la véritable panacée à la guerre au terrorisme. Voyez l’actualité. Anders Berhing Breivik, un exemple de drames parmi tant d’autres, qui a frappé de stupeur la tranquille Norvège, a agit sous le coup de la peur qui l’avait complètement phagocytée. La peur, pas la foi, conduit au fanatisme et à l’embrasement du monde.
Sur la base de l'analyse eronnée de la foi chrétienne comme superstition, Russell ainsi que ses partisans réduisent les chrétiens à de simples «croyants». En somme, la religion (chrétienne) se ramène selon eux essentiellement à un système de croyances - plus ou moins farfelues.
Wittgenstein - comme d’ailleurs toute la tradition de l’Église - insiste au contraire sur le fait que la foi chrétienne est d’abord et avant tout une vertu – une vertu «théologale», où le «contenu propositionnel» est secondaire. L’important de la vertu de la foi, c’est l’attitude consistant à faire confiance. La foi chrétienne est étroitement liée à cette autre vertu théologale qu’est l’amour-agapè (la charité). La foi, en somme, est une forme de l’amour. En évacuant la vertu de la foi, en la réduisant à une simple croyance, la religion perd toute crédibilité et légitimité. Wittgenstein était plutôt d’avis que la véritable superstition consiste plutôt à penser de la sorte de la religion.
Mon deuxième irritant est ce principe éthique de la croyance qu’énonce Russell et qu’on trouve en page 35 : «L’habitude de fonder les convictions sur des preuves, et de ne pas leur accorder de certitude que dans la mesure où elles sont garanties par des preuves, guérirait, si elle devenait générale, la plupart des maux dont souffre le monde.» Ce principe éthique de la croyance rappelle étonnamment celui de William Kingdon Clifford (1845-1879), dans un essai devenu classique, « The Ethics of Belief,», publié en 1879, où se trouve énoncé le principe de la bonne croyance : …c’est un tort, toujours, partout et pour quiconque de croire quoi que ce soit sur la base d’une évidence insuffisante. Clifford est l’auteur de l’expression « éthique de la croyance ».
Or, s’il fallait prendre ce principe au pied de la lettre, il faudrait dès lors rejeter une masse considérable de nos croyances communes. Par exemple, la croyance à d’autres esprits que le nôtre, ou encore, l’existence d’un État politique, l’existence d’une «volonté générale» dont nos démocraties seraient l’expression comme le croyait dur comme fer Jean-Jacques Rousseau. Dans son Contrat social, le philosophe de Genève déclare en effet que «la volonté générale est toujours droite et tend toujours à l’utilité publique». Quelle évidence avons-nous de croire à l’assertion de Jean-Jacques Rousseau?
Évidemment, pour les auteurs du principe de l’éthique de la croyance, il s’agit surtout de bannir les croyances jugées les plus loufoques, dont la croyance religieuse que Russell assimile tout bêtement à la croyance en une théière chinoise en orbite autour de Mars (Croire que la théière en question aujourd’hui vogue entre la planète Terre et Mars n’est plus du tout aberrant – surtout si l’on songe à la quantité de débris qui circulent désormais dans la galaxie en raison des multiples voyages spatiaux entrepris depuis lors par l’homme.)
S’il fallait s’en tenir à au principe de la croyance de Russell et de Clifford, les partisans enthousiastes du Canadien de Montréal participant aux séries éliminatoires, mus par une foi inébranlable, devraient aussi cesser impérativement de croire aux chances de leur équipe de remporter la fameuse Coupe Stanley, l’évidence disponible leur faisant cruellement défaut. Ainsi, si fallait s’en tenir à la ligne dictée par Russell et Clifford, il faudrait condamner comme étant immorale, voire vicieuse, la foi en la victoire des partisans du Canadien. Ce qui est, il va de soi, parfaitement aberrant. Il y a bien d’autres objections contre le principe en question que je passe sous silence.
Enfin, parmi les assertions de Russell, il y a une en particulier qui me turlupine passablement. En page 34, on lit : «Cet argument [de la finalité], cependant fut réfuté par Darwin…» Rien de plus faux! La théorie de l’évolution de Darwin n’a pas réfuté le finalisme et, partant, l’argument dit «dessein». En effet, il est impératif de comprendre que la théorie darwinienne loin de réfuter le finalisme le présuppose! Elle présuppose en effet que les êtres luttent pour leur survie. Ce fait est celui de la finalité dans la nature. Or, la théorie de Darwin n’explique pas ce fait fondamental; elle le prend tout simplement pour acquis. Pourquoi donc notre monde est-il ainsi fait que les êtres qui y vivent luttent-ils pour leur existence? Notre monde et les êtres qui y vivent auraient pu être autres qu’ils ne le sont. C’est là, pourtant, un fait métaphysique incontestable que les êtres désirent ardemment vivre, sinon survivre. Ce fait métaphysique intriguait au plus au point Aristote qui, pour sa part, s’est contenté d’en prendre acte dans sa Physique. Dire que Darwin rejette le finalisme est une grossière erreur. Or, ce fait métaphysique qu’Aristote n’explique pas trouve pourtant une explication dans l’argument du dessein, c’est la 5e voie des preuves de l’existence de Dieu chez Thomas d’Aquin.
Les laudateurs de Russell feraient mieux de se remettre au travail.

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