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Un paradoxe technico-scientifique

Publié le 29 août 2011 par Gaga96 @gaga96fr
Ma scolarité a été marquée par les cours de sciences physiques du collège, qui ont orienté mon parcours scolaire puis professionnel. Ce qui m'a attiré vers la science, c'est l'expérience spectaculaire, le côté magique. Le scientifique est un sorcier moderne.
Après de nombreuses années d'études scientifiques, puis plusieurs années d'application professionnelle du savoir accumulé, je ne peux que m'étonner du fait que la plupart des expériences spectaculaires qui m'ont initié à la physique utilisent des phénomènes difficiles à expliquer et à maîtriser, même pour le scientifique le plus compétent.
Phénomènes usuels, explications délicates
Prenons l'initiation à l'électricité. Vous avez sans doute encore le souvenir de ces cours de collège pendant lesquels votre professeur de physique prenait une peau de chat et frottait un bâton de verre ou d'ébonite pour les charger d'électricité statique.
Un paradoxe technico-scientifique Passons sur le côté glauque de la peau de chat. J'ignore s'il y a un fournisseur officiel de l’Éducation Nationale en peau de chat, et je ne veux pas le savoir. Mais pourquoi une peau de chat ? Pourquoi de l'ébonite ? Il s'est d'ailleurs passé de longues années entre ces expériences et la première fois qu'on m'a reparlé de l'ébonite dans un autre contexte. A croire que l'ébonite ne sert qu'aux expériences de ces cours de physique.
Au lycée, puis en école d'ingénieur, je n'ai essentiellement abordé l'électricité que par ses aspects dynamiques : courant électrique, électronique, induction, ondes électromagnétiques, signal... L'électricité statique, on n'en parle qu'assez peu, somme toute. Parce que c'est très simple ? Non. Parce que ce n'est pas facile à maîtriser.
En effet, l'électricité dynamique a ceci d'agréable qu'on sait assez bien la manipuler. Elle est disponible grâce aux prises électriques qu'on trouve partout, on peut brancher les appareils électriques ou les éteindre à volonté, son action est relativement reproductible et donc prédictible, elle ne dépend pas trop de paramètres extérieurs, on sait faire des calculs dessus sans trop de difficultés... En un mot, c'est facile.
Au contraire, l'électricité statique est sensible à un tas de paramètres environnementaux peu contrôlables ou contrôlés : humidité, frottements entre matériaux, décharges impromptues à l'approche d'un matériau métallique... et cette sensibilité rend le phénomène délicat, voire dangereux.
A ma connaissance, il n'existe aujourd'hui aucun moyen de calculer la charge électrique induite par le frottement de deux matériaux donnés si l'on n'a pas réalisé l'expérience auparavant : seule une grosse base de données permettrait de prédire cette charge dans la plupart des cas usuels.
En quelque sorte, l'électricité statique est bien plus difficile que l'électricité dynamique, même si ses équations sont nettement plus simples sur le papier. C'est pourtant par le phénomène le plus difficile qu'on aborde l'électricité à l'école.
Et il y en a d'autres. Ainsi, le magnétisme est présenté avec des aimants et de la limaille de fer. On place un aimant sous une feuille de papier, on verse de la limaille de fer au-dessus de la feuille, et on observe des "lignes de champ magnétique". C'est vrai, sauf que personne ne prend la peine d'expliquer pourquoi la limaille de fer se place selon les lignes de champ.
Un paradoxe technico-scientifique L'explication n'est accessible qu'à des étudiants de master en physique, car il faut décrire le comportement magnétique de chaque particule de limaille de fer ainsi que sa tendance au déplacement et à la rotation au milieu de ses voisines. Je n'ai pas de référence bibliographique sur le sujet, mais si quelqu'un en connaît une, je suis preneur. Toujours est-il que le phénomène présenté à l'école pour introduire le magnétisme est loin d'être simple. Et je ne parle même pas de l'explication microscopique du ferromagnétisme.
Autre exemple : les conducteurs de la chaleur. Votre professeur de physique vous aura peut-être expliqué que les matériaux métalliques, qu'on reconnaît généralement parce qu'ils reflètent la lumière, sont de bons conducteurs de chaleur. Mais pourquoi est-ce le cas ?
L'explication physique fait intervenir les électrons : en gros, dans les métaux, les électrons libres peuvent transporter la chaleur alors que dans les isolants électriques il n'y en a pas, ce qui fait qu'un métal conduit relativement bien la chaleur. Mais la compréhension fine nécessite un niveau master ou doctorat en physique des matériaux.
Allez, un dernier exemple. Vous savez verser de l'eau chaude dans une tasse avec une théière et touiller avec une cuillère pour dissoudre un morceau de sucre. Beaucoup de personnes savent nager, et certaines personnes savent manipuler une planche de surf avec assez d'aisance pour se déplacer à l'intérieur un rouleau de vagues. Pourtant, la plupart des mécaniciens des fluides considèrent ces problèmes comme très difficiles, voire inabordables du point de vue théorique. En effet, ces situations font intervenir des surfaces libres, interfaces entre l'eau et l'air dont la position peut varier, et il se trouve que la plupart des logiciels de simulation numérique de mécanique des fluides sont incapables de traiter ces situations, ou seulement dans les cas les plus "simples".
Un paradoxe technico-scientifique Le professeur du collège vous aura aussi fait observer que la surface d'un verre d'eau n'est pas parfaitement plane mais qu'elle est incurvée à proximité du bord : c'est ce qu'on appelle le ménisque. Même quand la surface libre ne bouge pas, elle reste difficile à appréhender sans l'aide d'outils théoriques compliqués.
C'est bien là un paradoxe : l'école vous présente les phénomènes les plus compliqués à expliquer pour vous introduire aux sciences physiques, avant d'abandonner totalement l'étude ces phénomènes. Est-ce une sorte de marketing pédagogique ?
Le savoir empirique précède le savoir théorique
En fait, la plupart des phénomènes physiques sont abordés d'abord empiriquement. On observe le phénomène, on l'utilise, voire on l'exploite industriellement, et c'est généralement bien plus tard que l'on comprend le phénomène, si seulement on le comprend.
L'école ne fait donc que tenir compte de ce fait relativement général : le savoir empirique, celui obtenu par l'expérience et sans explication élaborée, précède le plus souvent le savoir théorique, qui explique les phénomènes et permet de mieux les maîtriser.
Un paradoxe technico-scientifique Cela a une conséquence importante pour la médiation technique. Il y a plus de connaissances empiriques que de connaissances théoriques. Il n'est donc pas forcément pertinent de s'orienter vers des laboratoires de recherche lorsqu'on cherche à résoudre un problème technique concret. La solution peut très bien exister dans plusieurs entreprises sans jamais qu'un chercheur n'ait travaillé sur la question.
Cela ne signifie pas que les chercheurs sont inutiles. Bien au contraire, leurs efforts permettent de passer une technique d'une maîtrise empirique approximative à une maîtrise scientifique performante. Mais si l'on est confronté à un problème technique qui bloque l'avancement d'un projet, on ne cherche pas forcément une solution ultra-performante, on cherche une solution tout court. Et il y a plus de chances de trouver une solution parmi les professionnels que parmi les scientifiques.
D'où l'utilité de la médiation technique.

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