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Perspectives démocratiques, de Walt Whitman, traduction Auxeméry (par Philippe Blanchon)

Par Florence Trocmé

Nous avons trop longtemps vécu dans les ténèbres. 
Auxeméry, Parafe, Flammarion 

Whitman
Voici un ouvrage dont l’intérêt serait essentiellement documentaire (ce qui n’est pas si mal) sans le double apport d’Auxeméry. Le premier de ces apports est la traduction elle-même – le travail sur la langue – : le traducteur y rend les archaïsmes de Whitman et, à travers sa syntaxe singulière et ses choix sémantiques précis, nous restitue cette pensée en train de se faire, se développant et se contredisant quelques fois. Le second de ces apports est l’appareil de notes qui permet des mises en perspectives (puisque c’est d’elles dont il s’agit) quant à l’époque où le texte fut écrit, d’énoncer les paradoxes qu’il recèle et Auxeméry, de par sa connaissance de la poésie épique du siècle suivant celui de Whitman, peut, mieux que personne, en souligner les héritages et les positions s’opposant quant à la conception ou la possibilité de l’epos américain. 
Whitman se veut autant programmatique qu’il se veut simplement permettre l’éclosion d’une « atmosphère ». Quant il se veut précis, il en appelle à un cadre culturel pour les Etats unis après la guerre que nous savons, à une nouvelle échelle de valeurs intégrant leurs diversités, « cieux, villes, coutumes, &c. » et aussi « un ensemble agrégé de héros, caractères, exploits, souffrances, de prospérité ou d’infortune, de gloire ou de disgrâce, commun à tous, typique de tous ». Whitman veut réconcilier une vision quelque peu archétypale et ce qui « s’adresse au plus noble de soi, à soi seul ». Il a pour cela des élans tout « hugolien », il prend la posture du tribun autant que du guide spirituel.  
Dans sa visée politique, il rêve à « l’établissement d’institutions politiques libres, et une abondance de ressources intellectuelles, accompagnés d’un bon ordre général, d’une aisance physique, d’une industrie, &c. » Dans le même temps, il est lucide sur les temps qu’il traverse et dénonce « le chancre de la grossièreté, de la superstition » et n’hésite pas à juger la situation sociale comme « pourrie ». Il stigmatise les « masques », « l’hypocrisie », le « tas d’églises et de sectes, &c. », les « détournements », la « corruption », le « mensonge » et le « dysfonctionnement ». Si le poète se veut le chantre d’une nouvelle nation, d’une nation en devenir, d’une démocratie nouvelle, il en appelle à une révolution radicale de ses us et coutumes d’ores et déjà en action.   
 
Moquant la « mode », sur le terrain culturel cette fois, il en appelle à « des travaux prodigieux ».  
Comme il est coutume dans ce genre de manifeste, la critique cohabite avec l’utopie. En cela Whitman signe un des premiers textes « modernistes ». Son style inspiré emporte tout sur son passage sans qu’il n’échappe, par éclairs de lucidité, aux paradoxes que ses positions soulèvent. Mais il faut passer outre, avancer. Voyez ces élans « hugoliens » : « Et cependant il existe un courage immortel et une prophétie en chaque âme saine ». Ces élans, qui préfigurent l’idéalisme américain, ce qui pourra nourrir, en toute bonne conscience ces visées impérialistes, sont contrebalancés par une ironie souvent sévère. Ainsi il préfigure tout autant l’ironie que déploieront plus tard un Cummings ou un Olson, que la critique que développeront, avec leur différence majeure !, Pound, Williams et Olson encore.  
Il nous faut faire cette « gymnastique » de passer de l’enthousiasme à la critique et surtout il nous faut relativiser et circonstancier certaines postures idéologiques, notamment concernant l’art. Si Whitman désire l’éclosion d’un art américain (Poe avait fait le même vœu en son temps), il n’hésite pas à le projeter au-delà, voire contre, l’art européen ; Homère, Virgile et Shakespeare sont des génies, soit, mais ils incarnent une autre monde, l’ancien monde, Whitman en appelle à les regarder de façon quasi archéologique face à l’art nouveau et américain qu’il espère. Il s’agit bien d’un des premiers manifestes « modernistes » qui n’hésite pas, malgré ses nuances, à prêcher une sorte de tabula rasa.  
L’Amérique a ses ennemis, « le féodal et l’ancien », Whitman leur oppose le « démocratique et le moderne ». Elle « doit tendre vers le futur plus que vers le passé ». On voit combien il anticipe sur les Futurismes à venir. C’est un piège dialectique dont nous avons connu les excès et les outrances. Whitman n’en est aucunement conscient, son enthousiasme est positif et défensif. Si la rhétorique est batailleuse, elle l’est de façon toute conditionnée par la naissance de ce monde, son adolescence oserai-je dire. Car enfin ce « haut lettré » invoqué sera d’une « simplicité enjouée », on saluera « son respect pour les lois naturelles, sa foi sans limite en Dieu, sa révérence profonde » et « l’absence en lui de doute, d’ennui, d’histrionisme, de raillerie, ou de toute soumission à une mode contrainte et passagère ». Une « nouvelle histoire », rien de moins, est convoquée, construite de façon ambivalente par un prêtre d’une religion nouvelle et « saine », sans puritanisme (malgré quelques archétypes persistants qui mériteraient un regard plus distancié !) et un « gymnaste » dans le même temps. 
 
L’utopie est absolue et, comme le souligne Auxeméry, elle permet de comprendre les positions de certains de ses successeurs : les nuances d’un Williams, le rejet symétrique de Pound, la refonte de cette mythologie par Olson. Nous sommes bien sur le terrain mythologique où se conjuguent l’idéologique et le manifeste esthétique. 
Ce texte porte en germe une chose et son contraire, les vertus démocratiques (par ses institutions au service de chacun) et les aliments possibles d’une société totalitaire (par cette tabula rasa et cette confusion de l’un et du tous) ; une société plus juste visant à la beauté et un empire nouveau avec ses excès inévitables. Moderniste donc, en ces contradictions qui, tout autant, voudraient se concilier, en son lyrisme débridé se « référant à l’immortel, à l’inconnu, au spirituel, le seul réel permanent qui, comme l’océan attend et accueille les fleuves, nous attend, chacun de nous comme nous tous. » 
Auxeméry, outre son travail de traducteur déjà salué, sait pointer que « les épigones et descendants de l’aède original apportent, chacun, sa part originale à l’epos toujours recommencé ». Il ajoute ainsi, en notes, un certain nombre de nuances de première importance, l’ironie dominant des uns, la critique persistante des autres. Il finit, comme il se doit, par Olson dont le Maximus « va / à contre-courant, va ». 
 
 
[Philippe Blanchon] 
 
Walt Whitman, Perspectives démocratiques, traduction et notes d’Auxeméry, Belin, coll. L’Extrême contemporain, 2011, 18 €  


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