André Comte-Sponville cite de mémoire, page 41 du « Bonheur, désespérément », une belle formule du sage Romain qui l’aurait écrite à son ami Lucilius. Je n’ai pas les moyens, ici à Cantho au sud Vietnam, de vérifier l’exactitude de cette citation, mais elle me plaît tel quel et c’est suffisant.
Il ne faut pas confondre espérance et volonté. Et pourtant, la volonté contribue à réaliser nos projets, nos espoirs, mais « nul n’espère ce dont il est capable ». De même, il ne faut pas confondre amour « qui ne porte que sur le réel » et espérance, ni désir et espérance. Même si l’espérance est un désir, l’inverse n’est pas vrai : « On ne peut pas espérer ce qu’on ne désire pas… Le désir est le genre prochain, comme dirait Aristote, dont l’espérance est une certaine espèce ». Pour bien distinguer ces diverses notions, je vous propose les trois caractéristiques de l’espérance que développe ici le professeur de Philosophie, André Comte-Sponville, qui excelle dans ce genre d’exercice.
« Première caractéristique… Beaucoup répondront que c’est un désir qui porte sur l’avenir. C’est ce que j’ai cru longtemps, et qui est souvent vrai… », mais André Comte-Sponville nous enseigne que cette définition n’est pas complète et il la reformule de la manière suivante : « une espérance, c’est un désir qui porte sur ce qu’on n’a pas ». Pas besoin d’un long discours pour comprendre que la seconde formulation englobe la première, car le futur est quelque chose que l’on ne peut pas avoir, car il n’existe pas encore et on ne peut tout au plus qu’évaluer les possibilités. Le futur est inaccessible au présent, « autrement dit un désir qui manque de son objet. C’est un désir selon Platon ». Mais le futur n’est pas le seul dans ce cas-là, un être aimé qui vit au loin, une promotion que l’on attend à son travail, une maison que l’on souhaite trouver pour y loger sa petite famille… les exemples sont nombreux. Je remarque toutefois que je n’arrive pas à citer un exemple d’espérance dont l’origine est un manque sans que le futur ne soit une composante principale dans l’équation de sa résolution. Car une réaction naturelle est que si quelque chose nous manque alors on espère l’obtenir ou la retrouver dans le futur. « Deuxième caractéristique… l’espérance peut porter sur le présent, voire paradoxalement, sur le passé », dans ce cas, il s’agit d’une espérance sur quelque chose dont on ne peut pas connaît l’issue bien que cela vient de se passer ou se passe à un instant très proche du présent. Cette deuxième caractéristique démontre que le futur n’est pas la seule condition d’espérance, il est non connaissable, mais il est surtout du domaine du manque. Ici, il ne nous manque rien ou peu comparativement à une ignorance qui nous étreint. C’est pourquoi on peut espérer sur le présent car cette connaissance ne nous étant pas parvenue, nous espérons toujours que l’issue soit ou fut favorable. Pour prendre un exemple plus heureux que celui d’André Comte-Sponville qui prend le cas d’une maladie nécessitant une opération chirurgicale, un ami très cher ou un membre de votre famille est en train de passer un examen (au hasard le BAC) et il est allé voir les résultats de cet examen. Vous n’êtes pas en mesure de savoir quel est le résultat avant qu’il ne rentre ou qu’il vous appelle au téléphone (ou envoie d’un SMS) pour vous l’annoncer : « espérer, c’est désirer sans savoir ». Pour ce qui est du passé, on peut extrapoler cet exemple si vous êtes dans l’attente de nouvelles et que vous vivez à l’étranger dans un lieu où il vous faudra plusieurs jours ou semaines pour les recevoir malgré la technologie moderne. Dans ce cas, vous espérez que les examens se sont bien passés et, si ce n’est pas le cas, que la personne n’est pas trop triste ou abattue. Cela constitue deux espérances dont l’origine est l’ignorance, l’une sur le passé et l’autre sur le présent. L’avenir est aussi quelque chose dont on ignore l’issue. Mais cette seconde caractéristique montre bien que l’espérance n’est pas exclusivement une attente par rapport au futur.
« troisième caractéristique : l’espérance est un désir dont la satisfaction ne dépend pas de nous », cela a un lien avec le savoir, mais pas seulement. Quand on prend l’ascenseur, on espère qu’il n’y aura pas de problème, comme dans une série B américaine. Il n’est ni question de savoir ni de manque ni de temps. Le savoir, parce que ce serait possible de contrôler si tout va bien avant de rentrer dans l’ascenseur, mais dans la pratique ce n’est pas réalisable. Le manque, parce que prendre l’ascenseur ne nous fait pas souffrir d’un manque outre le lieu confiné qui contribue à notre besoin d’espérer que tout ira bien. Le temps, parce que ce n’est pas plus le présent que le futur qui est l’objet de nos inquiétudes, la panne pouvant arriver à tout instant. L’espérance d’arriver en haut est un autre type d’espérance : Nous dépendons de la qualité du matériel et de celle des techniciens de maintenance. En prenant l’ascenseur régulièrement, il semblerait que l’on compte sur la chance, un peu comme si on était dans un casino. Le manque n’est pas au premier plan de nos préoccupations sauf si on croit que ce lieu pourrait nous apporter la fortune, le savoir est illusoire car impossible à moins de tomber dans une combine pour tromper le système, nous ne dépendons que de la chance et des statistiques qui nous sont défavorables. Cette troisième caractéristique est celle qui distingue le plus la volonté de l’espérance : « une espérance, c’est un désir dont la satisfaction ne dépend pas de nous, comme disaient les stoïciens – par différence avec la volonté, laquelle, au contraire, est un désir dont la satisfaction dépend de nous ». Je citais plus haut : « nul n’espère ce dont il se sait capable » à moins d’avoir un grave problème psychologique.
André Comte-Sponville met ensuite ces caractéristiques bout à bout pour avoir une définition de l’espérance. Elles ne s’opposent pas. Et si je résume rapidement, je dirais que l’espérance est un domaine du manque, de l’ignorance et de la dépendance. Je ne dis pas que la volonté est dans aucun de ces cas, je dirais que la motivation et les moyens mis en œuvre sont opposés. La volonté est dans l’acte alors que l’espérance reste au niveau de la pensée. C’est pourquoi, André Comte-Sponville parle de « bonheur en acte » et de « bonheur désespéré », c’est-à-dire débarrassé des pièges de l’espérance. Cependant, je resterai prudent. L’espérance ne peut pas être notre ennemi public pour un bonheur plus lucide. Pour moi, pour qu’il y ait du bonheur, il faut de la magie. D’ailleurs dans les notes de bas de page 40, il ajoute qu’Épicure laissait une certaine place à l’espérance dans sa désignation du bonheur : « ce qu’il appelle « l’espoir fondé », que j’appellerais plutôt la confiance ». Cet espoir fondé, cette confiance, est un processus naturel chez l’homme qui participe à notre capacité à imaginer le futur, de modeler le monde selon nos vues, de comprendre le monde en ayant une certaine attente ou prévision du résultat. Cela constitue un des moteurs de notre intelligence. C’est une espérance active. Elle peut être nocive parfois quand elle détourne trop souvent de l’ici et le maintenant. Je rappelle que notre passé est le présent qui se déroule. Sa qualité nous fournira dans le futur une base saine pour nos actions et nos futurs projets.
« Platon, Pascal, Schopenhauer ont donc tort, ou du moins ils n’ont pas raison toujours. S’il est vrai qu’on désire surtout ce qu’on n’a pas, et donc s’il est vrai que nos désirs sont le plus souvent des espérances, on peut aussi désirer ce dont on jouit (cela s’appelle le plaisir, et chacun sait qu’il y a une joie du plaisir); on peut désirer ce qu’on sait (cela s’appelle connaître, et chacun sait qu’il y a une joie de la connaissance, du moins quand on aime la vérité); on peut désirer ce qu’on fait (cela s’appelle agir, et chacun sait qu’il y a une joie de l’action) », nous avons là une belle explicitation de ces concepts qui sont incorrectement qualifiés en dehors de la philosophie. Pour revenir à Sénèque, il me semble en effet essentiel de savoir mettre de côté l’espérance pour apprendre à vouloir, à être acteur de sa vie. Toutefois, il me semble important de garder son âme d’enfant, la capacité d’émerveillement et d’espérance pour pimenter notre vie. Pour moi, le revers de la médaille de la perfection est la faiblesse.