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Le Onze de Départ

Par Ernestoviolin

En réaction à l'article de mon ami aigri, voici une version personnelle des onze meilleures chansons françaises du monde. Le classement est biaisé, imparfait, parfois de "mauvais goût" (?) et pourtant... Quelques grands chanteurs sont restés sur le banc (Murat, Miossec, Ferrer, Barbelivien), mais toute sélection nécessite des sacrifices, et dans l'intérêt du collectif, il fallait écrémer. L'équipe se tient, au final, et peut affronter sans rougir les armadas anglo-saxones.

Dans ce genre d'article, la tentation est grande de dire du mal de beaucoup de gens pour s'amuser, balancer des petites fautes dans le dos de l'arbitre, mais bon, les moqueries, "on connaît la chanson", si j'ose dire, alors la tendance sera plutôt aux louanges.

Quelle ligne générale se dégage de l'ensemble ? Je ne sais pas trop ; un certain penchant pour la niaiserie et les chansons tristes, probablement, parce que des grandes chansons très joyeuses, ce n'est pas facile à trouver.

Dans l'intérêt dramatique, c'est organisé par ordre croissant de dévotion.

Sylvie Vartan - La Plus Belle Pour Aller Danser

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On est d'accord : Françoise Hardy a une belle voix, elle est en couple avec un ivrogne rigolo, et compose ses propres chansons, pour un résultat souvent charmant. Mais on a le droit de préférer ce monument indépassable de Sylvie Vartan, qui nous sort le grand jeu sur une trame doo-wop on ne peut plus banale. Murmures, amorces de gémissements, allusions à peine voilées au dépucelage : tout est réuni pour faire fondre le coeur des lycéens complexés. Sylvie laisse entrevoir en quelques minutes les difficultés de la séduction, ces fameuses soirées où "les garçons et les filles ne se mélangent pas", sans jamais donner l'impression de verser dans le cynisme. Et derrière une satire de la compétition sexuelle (tout Houellebecq est déjà présent ici), on devine une réelle tendresse pour les émois adolescents. On en rougit encore aujourd'hui.

Jacques Dutronc - Le Petit Jardin

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Dutronc a été très fort pendant quelques années, avant de devenir un personnage attachant aux cheveux sales, une sorte d'Olivier de Kersauzon qui ne naviguerait pas. A côté des "jerks au vitriol", il y avait surtout ces ballades où il croonait toutes dents dehors sur des choses improbables (les filles, les playboys, Arsène Lupin, etc.) La plus belle, c'est évidemment cet hommage ravissant à un jardin parisien amené à disparaître à cause des immeubles alentours. On ne sait pas trop si Dutronc était vraiment concerné par les relents écolos de la chanson, mais l'interprétation est si tendre que les doutes s'effacent. Le jardin finit par atteindre une dimension cosmique ; ce n'est plus un square miteux, mais bel et bien l'Eden perdu que nous chante Dutronc. Après s'être inspiré des Kinks pour ses "jerks au vitriol", il leur emprunte les ballades flemmardes et les sanglots sur une époque révolue. A déguster en attendant la reprise jazz manouche.

Hugues Auffray - Céline

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Contrairement aux apparences, ce n'est pas un hommage à l'écrivain fatigant qui a su "mettre la langue parlée sur papier", ni une attaque bien-pensante contre "l'artiste génial mais homme discutable ". Le sympathique et inusable Hugues Auffray nous parle, sur un tapis de mandolines, de sa soeur, une vieille fille qui n'a jamais trouvé l'amour. (Personne ne l'a mentionné, mais le narrateur est tout de même vicieux : pourquoi vient-il narguer la pauvre Céline en insistant sur ses échecs ? Ne préférerait-elle pas qu'on la laisse tranquille ? Passons.) Le refrain (déchirant) a des accents napolitains, le final ("ne pleure pas, ne pleure pas") donne envie de pleurer, c'est une nouvelle réussite pour l'homme qui a réussi à rendre Dylan intelligible dans l'Hexagone.

Dalida - Le Temps des Fleurs

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Il n'est bien évidemment pas question de prétendre ici que tout est génial chez Dalida, et on sait bien que la chanteuse est souvent sujette à moquerie, mais tout de même, ce Temps des Fleurs... Raillée en son temps par des comiques d'extrême-droite (P. Desproges en tête), l'infortunée Iolanda Cristina Gigliotti est venue en France et a épousé notre culture jusqu'à sortir cette chanson bouleversante. Londres, les tavernes, la brume, la foi perdue, le désespoir -- les ingrédients d'une grande chanson sont réunis. On peut également insister sur la mélodie italienne mélodramatique (ça marche toujours dans la variété française, voir L'Eté Indien ou Et Si Tu N'Existais Pas), les cheveux qu'elle triture comme de la pâte à pain, ou l'accent. Qui, aujourd'hui, se soucie encore de P. Desproges ?

Alain Bashung - Samuel Hall

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Quand Bashung montait sur scène à moitié mourrant, ils étaient nombreux à louer son génie, à raison. On insiste souvent dessus, mais c'est en effet réjouissant de savoir qu'un artiste aussi exigeant a rencontré très vite le succès populaire. Ses paroles n'ont souvent ni queue ni tête, mais ça sonne. C'est une figure incontournable de la chanson française. Un top sans Bashung c'est comme un top sans Brel : ça n'a pas de sens. Quelle chanson retenir dans sa discographie ? Etrange Eté ? La Nuit Je Mens ? On se décide finalement pour l'infernal Samuel Hall, description chirurgicale d'une gueule de bois. Rythmique en pleine tachycardie, nausée, engueulades, fond du trou -- Bashung savait de quoi il parlait, et on est littéralement transporté par son cafard cosmique. A noter que le grand Johnny Cash lui-même a repris la chanson dans une version "country-folk" plutôt agréable.

Marie Laforêt - Les Vendanges De L'Amour

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Avant d'être sortie du placard par Laurent Ruquier, Marie Laforêt était surtout connue pour ses belles chansons, sa voix sucrée, et son adaptation de Paint It Black qui lui valut les louanges de Jagger en personne. Quelle chanson retenir ? Les Vendanges, bien sûr, avec leur mélodie entêtante, le contre-chant à la flûte, ce mélange hypnotique entre naïveté, insouciance, optimisme béat et inquiétude réelle (les amants de la chanson se sont-ils revus pour faire les Vendanges de l'Amour ? Les Vendanges sont-elles métaphoriques ? On ne sait pas.) On ne comprend pas trop ses choix de carrière ultérieurs, mais pour ces quelques minutes de joie, on pardonne tout.

Gérard Manset - Il Voyage En Solitaire

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Alors oui, évidemment, un album entier de Manset, il faut tenir. Selon l'humeur, on peut trouver ça exigeant ou, c'est probable, pompeux. Constructions labyrinthiques, chansons à tiroir, effets de manche grotesques -- au final, c'est dur de ne pas s'endormir... Mais quand il pond ce titre, toutes les plaisanteries prog sont oubliées. Trois accords, quelques lignes qui tapent sur l'épaule, et un côté "éternel" un peu forcé peut-être mais ce n'est pas bien grave. Bashung ne s'y est pas trompé, qui a repris le morceau pour cloturer son tout dernier disque, comme un adieux doucement rêveur avant de passer l'arme à gauche. Sa version est bien meilleure (il faut préparer les mouchoirs à côté) mais rendons hommage ici à Manset qui s'est abreuvé, au moins une fois dans sa vie, à la source des très grandes chansons.

Georges Brassens - Les Passantes

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C'est un peu vexant de choisir une chanson de Brassens dont il n'a pas signé le texte, évidemment, mais c'est dire à quel point cette déclaration fascine. Sur un sujet familier à tous les hommes (et à quelques femmes, j'imagine, ce n'est pas le moment de faire de la discrimination), le moustachu donne dans la surproduction (il y a un violoncelle) et hoquette plus qu'il ne chante ce bijou d'Antoine Pol, poète français né à Douai le 23 Août 1888 et mort à Seine-Porte le 21 Juin 1971. C'est à la fois très beau et, bien sûr, désespérant : la déclaration tombe dans l'oreille de trois milliards de sourdes. 

Renaud - Mistral Gagnant

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Avant les collaborations avec sa femme ou le naufrage irlandais, avant les albums en duo avec Ingrid Betancourt, avant qu'il ne devienne un ex-alcoolique déprimé qui déclare en interview qu'il n'a plus rien à dire, Renaud Séchan écrivait des chansons populaires dans les années 80 sur les cités, les mobylettes, la mer, ou l'amour. Si les fresques banlieusardes ont logiquement pris quelques rides, les ballades se portent elles très bien. A son meilleur, Renaud avait un talent d'évocation impressionnant et parvenait à émouvoir avec presque rien (Manu, En Cloque, etc.) On force peut-être la comparaison, mais quand il s'en donnait la peine, il avait quelque chose d'un MacGowan français, celui de Lullabye Of London par exemple. Mistral Gagnant est évidemment sa plus belle chanson, d'une simplicité désarmante, et même si on l'a entendue trop souvent en fin de mariage ou au festival de Reblochon-des-Prés, rien ne peut entamer ce petit banc où les jeunes amants ont gravé leurs premiers émois. Après un sursaut agréable (Boucan d'Enfer), il n'y a pas grand-chose à sauver dans sa fin de carrière... On espère sincèrement qu'il se porte bien, et que le coeur gros comme ça qu'il a pu montrer dans ses plus belles chansons n'est pas trop difficile à combler.

William Sheller - Un Homme Heureux

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Il n'a pas l'air très rock'n'roll, ce Sheller, mais quel talent... Mélodiste de haut vol, il s'est parfois perdu dans des albums cartoons avec trop d'arrangements, trop d'idées, trop de ketchup. Comme beaucoup, c'est quand il choisit la simplicité qu'il brille, et c'est peu dire qu'il a touché juste avec cet Homme Heureux qui se révèle en fait être incroyablement plombant. Pas la peine de décrire la chanson : le texte dit tout, c'est triste, et le piano ne fait rien ou presque. On ne sait pas qui est le plus déprimé entre le chanteur (visiblement sous Lexomil) et l'auditeur à la fin des trois minutes.

Michel Polnareff - Ring-A-Ding

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Pas facile de choisir, évidemment. Pendant quelques années, cet homme a touché le génie absolu avant de devenir une sorte de Johnny Winter tex-mex au bronzage exagéré. Tout le monde le sait mais répétons-le quand même : personne en France, avant ou après, ne lui arrive au dessus en terme de mélodies. Mais la mélodie ne fait pas la chanson, il y a d'autres critères à prendre en compte, et c'est uniquement pour ça qu'il loupe le podium (j'espère qu'il ne m'en veut pas.) Ring-A-Ding est une démonstration. Dans les mains de quelqu'un d'autre, on frôlerait la novelty song, avec le gimmick idiot du xylophone. Pourtant on sent derrière cette farce une sorte de mélancolie diffuse. La mélodie est triste, sentiment renforcé pour les arrangements féériques (une constante chez lui) de celesta, glockenspiels, cloches, cordes pincées, etc. On ne sait toujours pas très bien ce qu'est le Ring-A-Ding, mais le pouvoir enchanteur de la chanson n'est pas prêt de disparaître.

Serge Reggiani - Sarah

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Là encore, difficile de choisir. L'Italien ? Si Tu Me Payes Un Verre ? La Vieille ? Elles pourraient toutes convenir. Mais choisissons Sarah pour rendre hommage ici à son compositeur, le grand Georges Moustaki. Son nom fait peut-être ricaner les plus jeunes, mais quand il écrit, il faut suivre... Composée pour les 21 ans de sa femme, Sarah évoque la vieillesse et ses naufrages. Comme toujours avec Moustaki c'est très bien écrit, bien composé (cette suite d'accords !), tendre, sans aucune trace du second degré navrant qui ruine tant de chansons contemporaines. Et qui d'autre que Reggiani pour la chanter ? Le plus beau timbre du siècle dernier nous livre sa copie habituelle : douleur contenue, sobriété terrible, larmes ravalées... A noter que Baudelaire, parolier honnête d'habitude, livre une préface ampoulée et hors de propos.

Christophe - Les Paradis Perdus

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Point lacrymal. A égalité avec Les Mots Bleus, l'ahurissante Dolce Vita, ou Les Marionnettes... Ses albums sont inégaux, mais les grandes chansons sont parmi les plus belles jamais entendues. Le style de Christophe a déjà été décrit en long et en large. Ce mélange improbable de beauferie et de sophistication, les nappes de synthés, les modulations acrobatiques dans les suites d'accords, les références constantes et hilarantes au style vestimentaire, la voix haut perchée, comme s'il venait de se cogner l'orteil dans une porte. C'est un "ovni" comme on dit chez les Inrocks. Mais rien ne parvient vraiment à expliquer ce que l'auditeur ressent en tombant là-dessus. Le paysage sonore suggère un champ de ruine, un manège (les souvenirs ?) qu'on active une dernière fois avec une lassitude terrible. Dans sa veste de soie rose, probablement avec un cocktail italien à la main, Christophe ne donne pas vraiment l'impression qu'il va les retrouver, ces Paradis Perdus. A noter que le live 2002 est indispensable, puisqu'il concentre (en gros) ses meilleures chansons dans des versions épurées, encore plus tétanisantes.

Joe Dassin - Salut Les Amoureux

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Le grand gagnant était facile à trouver. Parmi les dizaines de chansons indispensables de Joe Dassin, comment ne pas retenir Salut Les Amoureux, sa reprise de la grande chanson de rupture de Miossec ? La voix de Joe Dassin ne vieillit pas pour une bonne raison : il n'en fait jamais trop. Pas de vocalises, de tremblements, d'effets faciles, il chante, point, et cette sobriété est parfaitement mise en valeur par les mélodies accrocheuses. Ici, bon, on se doute que ça ne va pas bien fort, ce sont les derniers instants avant le départ. Le couple contemple sa ruine sans effusion. Derrière la musique enjouée, le désespoir, comme toujours chez Joe, est contenu, doux-amer. Il ne va pas se mettre à pleurer - à quoi bon ? Le costume est clinquant, mais qu'on ne s'y trompe pas : derrière les sourires, c'est bel et bien une chanson affreusement sinistre, comme l'illustre son dernier couplet avec la patronne du café.


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