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In Real Life

Par Memoiredeurope @echternach

In Real Life

La fin du monde est sortie de la mer. Comme si l’eau devenue muraille était venue rechercher ce qu’elle avait laissé lui échapper lorsque le premier animal muni d’embryons de poumons s’est glissé sur le sable humide. Elle a entraîné des êtres vivants avec elle, les a repris. Mais la mer n’a pu que briser et accumuler les carapaces des hommes : leurs maisons, leurs usines, leurs voitures, leurs bateaux. Le ciel est encore pur, dans l’attente de la neige. Une femme, drapée dans une couverture rose épaisse qui cache sa robe, semble poser, le regard égaré, devant un échantillon du désastre, accumulé là comme l’installation d’un artiste conceptuel. Un tableau de Géricault ? La dernière rescapée de la Méduse ? La dernière survivante d’un film catastrophe ? La publicité d’une nouvelle marque de vêtements, mise en scène par le photographe de Benetton ? Non, la réalité ! La réalité capturée par le photographe japonais Tadashi Ohkubo !

Et pourtant.

Le 13 mars 2011, Yuko Sugimoto semble ne pas croire ses propres yeux. Elle cherche encore son fils, Raito. Mais pour ce qui est des biens matériels, tout est en miette. Sa maison et celle de ses parents n’existent plus. Elle fait partie du tiers de la population qui a survécu.

Je sais que les télévisions ont montré en boucle le territoire balayé, bientôt recouvert de neige, puis irradié sans remèdes. Le nom même de Fukushima est devenu pour le monde entier comme le titre d’un film prémonitoire d’un grand enchaînement qui pourrait signifier la disparition de l’espèce humaine. Chaque jour, pendant des semaines, une étape supplémentaire dans l’horreur a été proposée. L’éternelle victoire de la nature contre la domination énergétique que des êtres vivants tentent de lui imposer a été mise en scène comme une suite d’épisodes, chacun faisant oublier le précédent, plutôt que racontée dans la durée. Une manière de ramener les premiers moments de la fin du monde à l’échelle d’autres massacres d’êtres vivants tombés dans le désert ou dans les rues des villes du Moyen Orient. Des morts qui en valent d’autres, le même jour, la même semaine.

Mais au fond, est-ce bien réel ? Est-ce bien la réalité ?

Pour la seconde année, j’ai rejoint il y a huit jours Perpignan où se déroule le festival du photojournalisme. J’y suis retourné pour retrouver des amis. J’y suis retourné pour comprendre si ce que j’y avais trouvé l’an passé tenait au hasard de la réunion de témoins exceptionnels. La qualité d’un hommage indispensable à William Klein, ou encore le témoignage émouvant des abandonnés d’Haïti ou des femmes battues de l’Inde. Toucher la peau des images qui ont été rapportées et côtoyer ceux qui sont allés les dérober. Toucher le réel grâce à eux. Laisser ainsi de côté les tremblements énervés de vidéos qui se vendent à la seconde et s’échangent en temps réel comme des « subprimes » pour satisfaire les commentaires de ceux qui sont chargés, chaque soir, de nous dire qu’il est temps de dormir. Oublier l’étourdissement que l’on m’impose au profit de l’esthétique d’un tableau encadré, disposé dans l’alignement d’autres tableaux. Prendre le temps que mérite le réel qui se trouve à distance et que sinon, j’ignore. Plusieurs de ces photographies-là sont devenues mes icônes. Pas forcément les plus dramatiques, mais bien plutôt ce clochard saisi par Andrea Star Reese. Un homme concentré, assis sur des rails et qui lit un livre dans le rai de lumière qui pénètre le tunnel du métro. Ou bien encore les clichés de Craig F. Walker qui, durant quelques mois, regarde Ian Fisher, un jeune soldat américain, quasiment un bébé, vivre la fausse aventure de l’Irak, après avoir répondu au slogan éternel « I want you for US army ».

In Real Life

Cette année pourtant, le tsunami a créé une autre catégorie d’icône. De celles qui, pour de bonnes ou de mauvaises raisons, consacrent des inconnus dans un contexte global. En ce sens, Yuko Sugimoto rejoint Phan Thi Kim Phuc, la petite fille brûlée au napalm pendant la guerre du Vietnam qui a été sauvée par le photographe qui l’a capturée et par la photographie où l’on voit des enfants nus s’enfuir d’un village. Un cliché en noir et blanc dont la réalité a été niée par le président Nixon, mais qui a participé au sentiment diffus qu’il fallait arrêter l’horreur humaine. Elle l’a rejoint, car elle non plus, n’est pas restée anonyme. Ni son fils. Tous deux retrouvés et invités avec l’auteur de la photographie par le magazine Paris Match, témoignant ainsi à Perpignan de la puissance d’un des cinquante-cinq magazines qui, dans le monde entier, ont placé la silhouette de la frêle japonaise dans tous les espaces où l’image imprimée existe encore et fait vendre les récits des journalistes. Comme avant l’époque de la télévision !

J’aime le travail de ces photographes sans doute parce qu’ils m’aident à montrer à d’autres, des plus jeunes peut-être, des plus jeunes surtout, que la vie réelle n’est pas simplement une catégorie d’information, équivalente de la 3-D, équivalente au cinéma de fiction, équivalente aux montages télévisés ou encore à l’image digitalisée. La photographie est une réalité, augmentée de l’émotion d’un langage. Elle est la « real life » surdimensionnée par l’esthétique et le symbole qui dispose des acteurs dans un plan unique, à un moment unique. Elle est ce dont nous avons besoin pour dire, pour raconter, pour convaincre.

Dans le soir des projections de « Visa pour l’image », la jeune japonaise était justement sortie de l’image. Son petit garçon dormait derrière elle sur les chaines en plastique. Elle avait déjà absorbé et accepté le fait de voir son image affichée partout en grandeur augmentée. Elle avait semble-t-il pardonné au ravisseur qui a utilisé son malheur, en se disant qu’elle participait peut-être à une campagne émotionnelle qui éviterait de plus grands malheurs. Elle était pour les milliers de personnes venus prendre ce soir-là la mesure du monde souffrant, du monde exceptionnel, la mesure du retour à la normalité.

Je ne sais pas s’il est bien ou mal qu’un  magazine fasse ainsi d’une pierre deux coups : acheter un scoop, en faire un symbole de notre temps, et acheter l’anonymat d’une vendeuse de boissons énergisantes en lui faisant endosser le rôle de victime consentante. Cela se nomme du marketing, je crois.

Ce que je crois fortement, par contre, c’est au pouvoir de la photographie, quand le temps peut être pris de comprendre que, nous aussi, face à elle, nous posons. Nous capturons ceux qui ont posé, avec ou sans leur consentement et qui nous changent. Nous leur donnons notre consentement de partager et de transmettre leur douleur. Nous changeons grâce à eux en effet.

Dans la vie réelle.


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