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Dialogue avec l'imposture

Par Lethee
A propos de Véra, de Alexandre Skorobogatov

Image-1-copie-3.pngNikolaï est marié à Véra et l'aime passionnément : presque trop sans doute tant son amour le rend prisonnier. Tandis qu'elle est actrice de théâtre, lui est au chômage. Tout semble s'écouler dans un quotidien discret et tranquille, pimenté de vodka, jusqu'à l'apparition de Bertrand. Bertrand a d'étranges manières : il s'introduit dans ce quotidien sobre et naturel au moment où Nikolaï s'y attend le moins et prend peu à peu possession de sa femme sous ses yeux. Nikolaï se sent impuissant face à l'absurde de cette situation, définition même de la mauvaise plaisanterie à laquelle on ne sait que répondre. L'homme va et vient entre la bouche de sa femme et le fauteuil du salon, où pour quelques instants, quelques cigarettes, et quelques verres de vodka il devient le confident insolite de Nikolaï. S'installe alors dans l'esprit du mari une étrange hiérarchie : Bertrand devient l'homme de toutes les confiances, et Véra l'objet d'une « infinie douleur », une femme qui n'est pas « digne de son amour ».
Alexandre Skorobogatov nous invite à un vaudeville funeste, où l'amour, conduit par le feu de la jalousie, métamorphose toute illusion en évidence, et toute bienveillance en trahison. Le meilleur ami de son personnage n'est autre que son pire ennemi : lui-même et ses halucinations. Nous sommes témoins d'une descente irrépressible vers la folie, orchestrée par des dialogues insensés avec « l'éventuel ». C'est ce qui fait la force de ce texte, qui se permet tous les points de vue et flirte avec l'absurde macabre que l'on reconnaît si bien dans la littérature russe.
Nikolaï dira à Bertrand, double imaginaire, confident imposteur mais seul ami : « il m'a semblé(...) que tu avais des trous à la place des yeux. » C'est cela : manifestation pure de la jalousie, son double fait de Nikolaï l'aveugle guidé par la déraison, l'homme perdant sa confiance au profit d'un doute malsain qu'il reporte sur ce qu'il a de plus cher. Pendant ce temps, l'imposture pleure des larmes invisibles, éclate d'un rire inaudible.
Cette plongée dans la folie est jubilatoire et fascinante : Bertrand ressemble au diable en personne, l'intention d'un geste est toujours incomprise, à la faveur du démon. Comme chez Dostoïevski, les conflits finissent par se régler à la hache. Apparitions et disparitions se succèdent avec une efficacité effrayante jusqu'au moment où le lecteur finit par croire en l'illusion et en l'absurde, et se retrouve face à ce mur, dressé par l'auteur, qui tel un rideau de plomb ne permet plus de jeter un seul regard sur ce théâtre foudroyant.
Véra, Alexandre Skorobogatov, Editions Autrement, 112 p., 14 €
Publié sous le nom de Léthée Hurtebise – Magazine des Livres n°20
Dimanche, retrouvez ici-même l'entretien avec l'auteur. :)

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