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Ferraille, de Cedric Demangeot (par Yann Miralles)

Par Florence Trocmé

Ferraille, de Cedric Demangeot (par Yann Miralles) Si la poésie de Cédric Demangeot peut paraître violente, si elle met en œuvre toute une rhétorique de la rupture (rejets multiples, élisions, importance du blanc et des signes typographiques comme le slash, le tiret ou le point, qui " démantèlent " le texte...) et si elle présente en effet " une écriture [...] offensive à tous égards " (Mazrim Ohrti), ce n'est pas par simple goût de la provocation. C'est bien plutôt parce que le poète semble se donner pour tâche de dire et de donner à entendre un en-deçà ou un au-delà du langage - " cela, qui s' / arrache au tissé d'absence " (p. 18), à la matière muette, à l'infra-ordinaire des jours ou au corps qui est " une masse de silence " (p. 18) : ce lieu (ou ce non-lieu) de la vie et de la mort qui échappe à toute parole. Le paradoxe étant, chez Cédric Demangeot comme chez beaucoup de poètes d'aujourd'hui, que ce " Sans mots "1 ne trouve à se figurer qu'en langue - en poèmes. Un passage du récent ferraille - passage qu'il faut citer in extenso - l'énonce clairement :
Le cri / n'a pas de mots.
La danse, la faim
le rire, l'horreur
la peur, la joie, la
nausée / n'ont pas de mots.
La folie
n'a pas de mots. L'amour, le sexe
le cœur, le sang, la vie / n'ont
pas de mots.
Le corps : la vérité, la mort
n'ont jamais eu / le moindre mot.
L'homme / n'a que ça. / à
la bouche & / plein les mains :
words, words, words
qui ne peuvent rien / pour ou contre le monde.
& le même pas beau / mot " mot "
cent fois barré qui revient / faire le récit jamais
achevé - toujours / raté - du rêve
de sa disparition.
(p. 21)
On constate donc ici toute l'ambivalence d'une recherche d'un " hors langage " ; et on note au passage tous les " signes " de l'écriture-Demangeot. Mais ce qui importe peut-être plus encore est la présence de ce " cent fois barré " dans l'antépénultième ligne. Le mot barré (ou barre), dans l'agrégat de ses sens (tige de bois ou de fer, agrès en gymnastique, barrière du tribunal, organe de commande du gouvernail, etc.) et l'étoilement de ses signifiants (on retrouve dans le livre le verbe barrer, le nom barre, mais aussi barrique ou barrage), traverse en effet, discrètement mais en profondeur, toutes les sections du livre ( " ferraille ", " caprice un / mordure ", " caprice deux / l'un seul ", " caprice trois / a prose is a prose is a prose ") et semble ainsi ramasser une de ses préoccupations essentielles : dire l'indicible, nommer l'innommable.
Cette exigence est visible si l'on prend, dans un premier temps, le mot comme un verbe. A la p. 31, le poète dit ainsi : " Quand je suis / énervée (dit- / elle) ça / me fait du bien / de barrer les mots. " Et ce geste négatif (en apparence) de barrer indique la tentative, sinon de faire table rase, du moins d'envisager un autre rapport aux mots, en les raturant.
Pas étonnant, dès lors, que les " ratures noires ", les " répétitions de ratures noires " (p. 19) soient aussi importantes dans ce livre. Elles sont à mettre en lien avec les " restes noirs " (p. 29) et l'omniprésence, dans le livre, des reliques (cf. la paronomase de " l'un seul " / linceul), du corps et de la mort (voir notamment les pp. 41, 42, 53, 54, 55, 93... et quasiment passim !). Les poèmes, selon Cédric Demangeot, ne sont pas là pour représenter ou décrire, pour montrer et donner à voir ( " Parce que voir est un mythe. Un mal. [...] / et parce que c'est noir - donc très pur. / Parce que voir n'est rien, presque rien ", p. 25),mais bien pour faire le don, forcément déceptif et paradoxal, des traces - de ce qui reste. A la dernière page du livre, le poète affirme ainsi : " Tiens ceci (est mon corps) ", l'indécision de la parenthèse débouchant sur une " Espèce de poème - ou pas. " (p. 95).
Barrer serait donc une tentative de raturer le déjà-dit pour rejoindre du non-encore-dit - de l'indicible, car " les trois temps du poème demeurent / le temps, la langue et l'homme ; on / tord le dire à seule fin de dire : vie ; rien que // vie " (p. 16). Et puisque " Ma langue encombre le monde " (p. 91), il faut tenter d'acquérir une " langue foreuse " (p. 17) et s'en remettre au " Dit de l'œil caudal " (p. 95).
Autrement dit, barrer ferait signe vers une expérience double, sinon contradictoire. D'un côté, il serait à rapprocher des figures du creusement, de l'enfouissement, atteintes par la rature et le " grattage " ( " Le mur qu'on gratte avec le dos du rat. ", p. 86), et de " La langue [...] du géologue " (p. 16-17) dont il est question dans un poème dédié à Jean-Claude Schneider, qui permet de rejoindre des strates insoupçonnées, de faire retour de manière spatiale et temporelle ( " d'où déraison d'assaut rateur à / rebours du pas rentrant ", p. 42), mais aussi de faire une sorte d'" archéologie du savoir " ou de " généalogie de la morale " - et d'inverser ainsi les valeurs : " Re-conchie, jusqu'à / conscience - jusqu'où morale re / tourne tout : dans la cuvette aux calamars. " (p. 45 - je souligne) ; et encore : " On en a vu un autre / inventer des machines / à tuer le temps / qui se retournaient / systématiquement contre lui. " (p. 65 - je souligne aussi). Mais d'un autre côté, le verbe barrer renverrait au proche " barrage " (p. 53 - à noter que " au barrage voir " est comme un écho des " ratures noires " mentionnées plus haut), à ce qui empêche la parole - dès lors " obstaculée " (p. 16). Ce mouvement apparemment contradictoire, cette dialectique creusement vs. empêchement n'est pourtant pas seulement une " impasse " (p. 27) ; elle est la tension sans cesse à l'œuvre dans ce ferraille. Le poème de la p. 86, en tenant d'une main ferme à la fois " la digue ", " le mur " ainsi que " le trou ", le grattage et " un chemin ", le montre de manière éclatante :
à la page un,
à la page nord du trou : caresser.
La digue. Le froid. Le point de fascination.
Le mur qu'on gratte avec le dos du rat.
- C'est un chemin, (p. 86 - c'est le poète qui souligne).
Mais le mot, rappelons-le, est aussi à prendre comme un nom commun - il est " une barre " : outil tout à la fois offensif (ce qui casse) et salvateur (ce qui sert à tenir), dont on trouve un exemple éloquent dans la section " mordure " : " Pour qui prétend à la possibilité / de vivre, il faut / une discipline - une / barre de fer contre le vide / et s'y tenir. Quitte à se rompre la mâchoire. "(p. 40).
Là encore, l'ambivalence est reine. Elle se reflète en outre dans la présence du " bâillon ". De même que la barre sert à détruire et aide à (se) tenir, la parole et le poème sont vus comme étant simultanément la maladie et son remède : ce qui bâillonne ( " On en a vu un autre / enfiler son bâillon ", p. 67 ; " faut les rebâillonner [...] / avant / qu'ils ne s'agrippent à la parole ", p. 56) et ce qui permet d'ôter ce bâillon ( " va / bouffer du bouffon : débâillonner // le borgne & dé / boulonner l'orgue ", p. 11 ; " il faut aller / débâillonner les morts ", p. 41).
On comprend mieux ainsi la violence de certaines images - et l'importance de la morsure (ou " mordure "), de ce qui n'en finit pas de casser, os comme dents : " On n'ose pas penser cela. / De peur de se fendre la tête - de se / briser les os contre le fond du monde " (p. 7), " passe l'éphéméride à la moulinette " (p. 52), cf. aussi le " dentier " de la p. 47... La barre rejoint donc " un vers - une verge - un gun // dur comme un os " (p. 23) et tout cela qui " fore " et " arrache " dans ce livre. Elle est en somme la cristallisation du vœu du " sans mots " dans un mot, de l'innommable (ce qui détruit toute construction, toute ambition) qui rencontrerait un nom.
Il faut ajouter enfin que ce mot de barre renvoie au titre général du livre. Cette ferraille (le nom commun) est en effet comme une " barre de fer ". Mais elle est également comme " la voie / ferrée " dont il est souvent question dans ces pages (voir par exemple p. 50, p. 70, p. 72). De même, à le considérer comme un verbe ( ferrailler à l'impératif), le titre résume bien la pente volontiers offensive du livre. Comme le disent les dédicaces de la première section - offrande de poèmes, mais aussi manière de ferrailler avec les œuvres des autres2-, il s'agit toujours d'être pour et contre (comparer par exemple les dédicaces des pp. 23 et 25 - et aussi à la p. 21 : " pour ou contre le monde ").
Pour autant, on l'aura compris, barrer n'est pas un geste exclusivement négatif. C'est aussi ce qui permet de dire la vie, " rien que // vie " (p. 16), car le poète affirme " haïr le monde / par amour de la vie " (p. 76 - c'est lui qui souligne) ; et car c'est bien cela sans doute qui échappe à toute parole et qu'il faut traquer sans cesse, par un langage forcément altéré - la vie.
Signalons enfin que cet innommablequi cherche à se dire dans ferraille trouve une autre de ses modalités - ou de ses figures possibles - dans les dessins qui occupent une bonne part de l'ouvrage. Alors Cédric Demangeot abandonne les rivages du verbal pour, en une vingtaine de lavis, portraits-crânes aux franges de l'art brut, se livrer véritablement au " sans mots "3
[Yann Miralles]

Cedric Demangeot, Ferraille, éditions d'Aldebaran, 2011, 18 €
1. C'est justement le titre d'un autre livre récent de Cédric Demangeot, poème sur des dessins d'Ena Lindenbaur, chez fissile, 2011.
2. Voir à ce propos ce que dit Julien Martin de & ferrailleurs dans Poezibao. 3. Armand Dupuy a écrit une série de poèmes sur les dessins de Cédric Demangeot, sous le titre de " Babou(e) sous " - et ceci vaut sans doute mieux que du discours sur. Voir sur motstessons.blogspot.com


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