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Camille de Toledo, Vies potentielles

Par Eric Bonnargent
Tracer lamémoireMarc Villemain  

Camille de Toledo, Vies potentielles

Éditions du Seuil


Lorsque Camille de Toledoatterrit sur le continent littéraire, il le fit avec cette énergie abrupte,provocatrice, contaminante de l’adolescent : ce fut, bien sûr, Archimondain joli punk, livre presqueculte aujourd’hui, dans le sens au moins où une certaine effervescence pouvaitéclore dans son sillage, où le lecteur pouvait en tourner les pages comme onclaque une porte derrière soi. Entre ce premier tir, riposte à l’ancien mondeautant que manifestation de hantise à ce qui s’effilochait en lui, et ces Vies potentielles, Toledo semble avoirdéplacé l’angle ; quelque chose en lui semble s’être étiré àl’infini ; le monde qu’alors il empoignait, il le soupèse désormais, l’observeavec un sentiment d’ébahissement douteux, le retourne comme on glisserait unemain sous un objet délicat, afin de s’en approprier les fondements, d’eninterroger les soubassements, l’autre côté. La vie est passée par là. La vie,c’est-à-dire la mort, la naissance – et toutes les conséquencesafférentes : l’être-enfant, l’être-parent, le deuil, les apories de latransmission, la sensation d’être fait, l’intuition de ne plus avoir qu’ànégocier la trajectoire, qu’à se tirer de ce faux pas sans trop d’indignité,les mille et un arrachements auxquels nous devons nous abandonner afin qu’iln’y ait point trop de casse.
Autant dire qu’il est malaisé deparler de ce livre, d’autant plus singulier que l’auteur lui-même le soumet àses propres « exégèses. »Entre les chroniques d’une vie matérielle devenue en tous points opaque, lanécessité où se trouve l’auteur de leur donner un écho dans son histoire et sacomplexion propres, et leur sorte de résolution en des « chants » épiques et fracturés, lelecteur aura le sentiment d’évoluer en terrain très mouvant, celui d’une âmedont on ne saurait dire si l’écrivain la met à nu ou s’il tente d’ensauvegarder, d’en restaurer les réseaux, les connexions, l’épicentre. S’il y abien quelque chose de l’ordre d’une confession, il est absolument remarquableque Toledo ne faillisse jamais dans le péché d’impudeur. On se demande parmoments si sa grande élégance n’est pas aussi le fruit d’une espèced’inadéquation à la vie, et pas seulement à la vie moderne. Toledo donne toujourscette impression d’un certain ahurissement devant ce que les hommes font de lavie et du monde ; c’est cet ahurissement, peut-être, qui le conduisit auxcolères d’Archimondain jolipunk :c’est ce même ahurissement qui nourrirait désormais cette langueurintrospective dont chaque mot nous fait toucher du doigt la part de douleur, deculpabilité, d’amputation, la souffrance de se sentir « en morceaux. »
Ce travail, qui n’est d’ailleurspas tant d’introspection que de compréhension ou d’excavation de soi dansl’univers des hommes et de la culture, n’est sans doute possible que parce quel’écrivain dote l’écriture d’une fonction heuristique presque exclusive :ici, il s’agit de « dénicher le savoir dulivre, ce qu’il permet de saisir de ce que nous sommes » ; là,d’explorer la « galerie de notreorphelinat : une généalogie sans racines » ; là, encore,d’« affleurer mon temps, lesqualités étranges de ma présence, ici, dans ce livre et sur cette Terre. »C’est aussi ce qui fait de ce livre, nonobstant la modernité ou l’extrêmeliberté de sa forme, une sorte de livre àl’ancienne, où affleure sans cesse la « nostalgie de la vieille Europe » et de sa « culture taillée autour des livres »,cette Europe dont il pleure aujourd’hui la «bibliothèque d’assassins et nous, au milieu, en solde : dix centimesd’euros pour un giga de mémoire. » L’on perçoit, ici et là, quelquesréminiscences mitteleuropéennes, sous la forme d’une hantise identitaire, d’uneattention viscérale aux fractures, aux réconciliations, aux mille exils del’homme dans sa propre existence, et à l’histoire bien sûr, à cette « césure, là, juste sur la lèvre dessiècles. »
Reste la part intime. Celle donton ne saurait dire ici plus qu’il ne convient. Le père. La mère. Le frère. Etlui, le fils, donc, qui, devenu père, progresse pied à pied vers la « contre-fiction du fils qui creuse àl’intérieur de la fiction du père. » Porté par une écriture vive,précise, perforante, une écriture qui sait aussi être bellement classique,Toledo a écrit là un livre inclassable, nécessaire, en vérité assez inouï sil’on songe seulement à son jeune âge encore – si tant est qu’il est un âge pluspropice qu’un autre pour s’acharner à inventer une « écriture par laquelle nous tentons de relier, repriser, repiquer les morceauxde ce qui fut une vie. »  
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 30, mai 2011

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