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Le musée de l’innocence

Par Memoiredeurope @echternach

Le musée de l’innocence

Il est rare que je garde un livre si longtemps avant de le terminer. Il faut dire qu’il a voyagé avec moi depuis au moins quatre ou cinq mois. Et puis j’ai arrêté de lire une bonne partie de l’été. Pour écrire de manière un peu forcée. Heureusement j’ai plongé dans le mois de septembre comme dans un espace de liberté reconquise. Illusion bien sûr. Mais du coup une dizaine de romans ou d’ouvrages historiques romancés, comme celui d’Hans Magnus Enzensberger sur la famille Hammerstein, ont enroulé autour de moi leur séduction.

La couverture du dernier ouvrage d’Ohran Pamuk (Le musée de l’innocence. 2006. Gallimard 2011 pour la traduction française) fait contraste. Une belle américaine transporte des jeunes gens souriants et très occidentalisés. Au second plan le Bosphore est traversé de bateaux et offre une vue en arrière fond sur l’autre rive où domine la Mosquée Bleue. Il s’agit en quelque sorte d’une carte postale insolite, mal tramée, sur laquelle serait collée une photographie de famille. Pamuk est un familier du procédé. Non par l’usage habituel de la photographie, même s’il en a déjà proposé sur sa maison familiale, mais par celui de l’écriture nostalgique. D’ailleurs l’homme aux lunettes et aux bretelles assis sur le siège arrière pourrait bien être Pamuk lui-même se regardant, un peu gêné.

En dehors des chroniques qu’il a consacrées ces dernières années à l’art du roman, plusieurs de ses livres nous permettent de mieux comprendre la topographie de l’Istanbul moderne et la relation d’amour contrarié de cette ville et de sa bourgeoisie avec l’Occident. Voilà plus de vingt ans que je n’y suis plus retourné. Mais par contre j’ai connu la ville du temps qu’évoque le romancier dans ce chef-d’œuvre romanesque qu’il consacre au sentiment amoureux : le milieu des années soixante-dix. Exactement au moment de la crise de Chypre.

L’intrigue se déroule dans une certaine atmosphère de liberté inquiète. Au moment où la possibilité des relations charnelles avant le mariage constituait un vrai sujet, du moins dans les classes aisées. Les familles acceptaient à leur manière des écarts, dans un contexte d’histoire et de tradition multiculturelle, où la jeunesse constitue un sas de liberté et d’expérimentation, pourvu qu’un couple classique finisse toujours par clore une ou des histoires, vouées par nature à l’éphémère.

Mais il s’agit d’un roman, pas d’un ouvrage de sociologie. L’environnement est là pour accueillir un type personnage qui traverse le temps long de l’art du roman.

On participe ainsi à une histoire un peu classique et un peu vaine. Une histoire de mariage brisé et d’attirance charnelle.

« Ses traits semblaient tourmentés par une curiosité chagrine. La tendresse avec laquelle elle insistait jusque-là pour connaître la vérité céda la place à un regard presque implorant : « Mens-moi s’il te plaît, et ne m’afflige pas davantage ! »

- Je crois que Sibel est d’avis que moins elle fera l’amour avec moi avant le mariage, plus j’accorderai de valeur à nos fiançailles, à notre union et même à sa personne.

- Mais tu dis que vous couchiez ensemble avant.

- Tu ne comprends pas. Le problème, ce n’est pas la première fois.

- Non, c’est vrai, dit Füsun en baissant la voix.

- Sibel m’a montré combien elle m’aimait et me faisait confiance. Mais l’idée de faire l’amour avant le mariage la dérange encore…je comprends. Elle a beau avoir étudié en Europe, elle n’est pas aussi audacieuse et moderne que toi… »

Mais une fois que l’on a accompagné d’un côté les amants et de l’autre les fiancés, avec un certain intérêt amusé, le drame se joue. Et une lente destruction se met en place. Une mélancolie comme maladie et comme métaphore. « Au début du mois d’octobre, quand les eaux tumultueuses du Bosphore devinrent trop froides pour s’y baigner après une tempête arrivée du nord, ma mélancolie ne tarda pas à prendre des proportions difficiles à dissimuler…. »

Il y a des mélancolies qui conduisent au suicide, d’autres qui provoquent la fin du monde. Enfin, de notre monde. Et puis il y a les mélancolies qui sont fondatrices. On se souvient de « L’éducation sentimentale » et de la dernière entrevue, des années après et le désespoir qui s’installe entre Frédéric et Madame Arnoux :

« Enfin, l’aiguille ayant dépassé vingt-cinq minutes, elle prit son chapeau par les brides, lentement.

— « Adieu, mon ami, mon cher ami ! Je ne vous reverrai jamais ! C’était ma dernière démarche de femme. Mon âme ne vous quittera pas. Que toutes les bénédictions du ciel soient sur vous ! »

Et elle le baisa au front, comme une mère.

Mais elle parut chercher quelque chose, et lui demanda des ciseaux. Elle défit son peigne ; tous ses cheveux blancs tombèrent. Elle s’en coupa, brutalement, à la racine, une longue mèche.

— « Gardez-les ! Adieu ! »

Quand elle fut sortie, Frédéric ouvrit sa fenêtre, Mme Arnoux, sur le trottoir, fit signe d’avancer à un fiacre qui passait. Elle monta dedans. La voiture disparut. Et ce fut tout. »

Une longue mèche de cheveux.

Dans le roman de Pamuk, il s’agit de bien plus. De cent mille fois plus. En un mot d’un vrai musée. A chaque chapitre, le personnage commente une vitrine dans laquelle se trouvent quelques objets du quotidien, aussi bien que des représentations minutieuses des lieux de souffrance ou de délectation morose. « A ce point de notre musée, en guise d’introduction à ces huit années et en signe de respect pour les événements de cette période, j’expose la maquette du premier niveau de l’appartement que les Füsun occupaient à l’étage de leur bâtisse de Cukurcuma. Au tout dernier étage se trouvaient la chambre de Tante Nesibe et Tarik Bey, celle de Füsun et de son mari et la salle de bains entre les deux. Un regard attentif à cette maquette permettra aussitôt au visiteur du musée de voir ma place sur le côté longueur de la table… »

Nos souvenirs, il est vrai, sont spatialisés et s’attachent à un canal de Venise, comme à un rond de serviette, à une publicité, un chandelier et aux tissus où le parfum de l’être aimé ne disparaîtra jamais. Mais seul le romancier sait construire la demeure des souvenirs. Il n’y a pas d’autres images que celle de la couverture. Seul, à la dernière page, un plan situe dans l’entrelacs des rues de Cukurcuma la place du musée. Si vous descendez à pieds depuis la ville européenne vers le Bosphore, ne manquez pas de la chercher.

Sans doute que ma difficulté à lire ce livre vite, comme je le fais à l’habitude, tient au partage de la souffrance, à la fureur de l’empathie. Le film de Lars von Trier propose également un tel partage. Que dis-je, il l’impose. Mais de ces images superbes on est très vite les prisonniers. On s’y plonge. On y relit les peintures de Breughel et on y revoit les lunes multiples des Surréalistes. Un film laisse des traces, mais il s’agit d’abord d’une toile d’araignée. On en reste prisonnier, le temps que l’arachnide puise sa nourriture. Heureux d’en sortir vivant. Le roman peut par contre devenir un compagnon avec qui on dialogue, puis que l’on quitte, avant de le retrouver à nouveau pour le quereller sur le temps qui passe.

Je vais donc continuer à me quereller avec le personnage de Pamuk, ce faible si touchant. On en vient au moment où Füsun pourrait devenir la vedette d’un film. Image dans l’image pour nourrir mon propre sentiment du temps qui passe.


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