Mémoires d'une star

Pour commencer l'année sur un sourire, ce souvenir de ma déjà lointaine collaboration à Fluide Glacial (1991 à 2003).

I
Quand survint cet incident, je venais de recevoir pour la troisième année consécutive le prix Nobel de littérature (après me l’avoir attribué une première fois, le jury de Suède chercha en vain de par le monde un auteur qui me parvienne au moins à la cheville et, faute de le trouver, me redonna le prix pour ne pas le dévaluer). De telles circonstances rendent encore plus incroyable cet événement qui fit la une de tous les journaux.
Dans la rue, alors que je marchais sous discrète escorte, un quidam ne me reconnut pas.
Ou il fit mine de ne pas me reconnaître, allez savoir ! L’individu qui venait à ma rencontre me croisa sans me regarder, sans faire plus attention à moi que si j’étais n’importe qui !
J’étais abasourdi. Et atterré. Faisant volte-face, je courus après l’insolent (ou l’inconscient) et lui attrapai violemment l’épaule pour le forcer à se retourner. Quelques-uns de mes gardes du corps m’avaient aussitôt rejoint et considéraient l’inconnu d’un air peu commode, prêts à en découdre.
- Savez-vous qui je suis ? lui demandai-je en maîtrisant mal la colère qui montait en moi.
L’individu restait stupide, bouche bée, le regard absent.
- Savez-vous que je suis le fameux Alain Nizet, le plus titré des écrivains du globe ! aboyai-je, comme s’il était utile de proclamer cette évidence.
Comme il ne réagissait pas, un garde du corps le secoua comme un prunier. Un petit papier plié tomba de sa main ; je le ramassai pour y lire :
« Bonjour. Je suis sourd, muet, aveugle. Excusez-moi ».
- On le tabasse, Monsieur Nizet ?
- Laissez-le. Ca ira pour cette fois, répondis-je avec cette mansuétude qui restera toujours le seul point faible de mon caractère.

publié dans Fluide Glacial n° 310 (avril 2002)