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L'autoroute (extrait 1)

Par Jean-Jacques Nuel

La station où il échoue en ce début d’après-midi est vaste et quasi déserte ; un mini-centre commercial la jouxte : autour d’un hall circulaire aux lumières de couleur, quelques boutiques spécialisées sur deux étages. L’une d’entre elles propose des livres et des journaux. Il entre, lit les titres, les quatrièmes de couvertures, feuillette à peine. Ce n’est pas l’une de ces immenses librairies du centre-ville qu’il fréquentait autrefois, ces vastes librairies réparties sur plusieurs étages, PRIVAT-FLAMMARION, FNAC, DECITRE, où il retrouvait les classiques, s’informait des nouveautés. Mais cette boutique étroite mérite cependant l’appellation de librairie, au moins par la variété et le choix des livres de poche exposés, parmi lesquels il reconnaît quelques titres qu’il a tant aimés, comme Au-dessous du volcan de Malcolm Lowry.
Il ne lit plus de littérature, aucun livre ne traîne dans la voiture, aucun dans son sac de voyage, qui ne contient que des effets utiles. La littérature aussi est un leurre, les mots sont de trop, ils ne sont d’aucun réconfort ni d’aucun secours quand la vie se déchirant s’ouvre sur le vide, quand il ne reste plus qu’à fuir.
En piles sur les tables ou alignés sur leurs tranches dans les rayonnages, les livres ne sont plus que des objets matériels de papier, d’encre et de colle, clos sur eux-mêmes : des boîtes de stockage, des mémoires commodes, infréquentées, des stocks de signes noirs recroquevillés, desséchés, qui ont perdu toute signification ; en les tenant ouverts à une distance suffisante, ou même à bout de bras pour ceux qui sont écrits en plus petits caractères, on ne distingue plus qu’un grisé typographique, une alignée de bandes grises sur le champ de la page blanche.
Lire, écrire. Toute son existence, hors le temps compté du travail salarié, tenait entre ces deux pôles, dans ces deux passions. Il imaginait une vie dans les livres. Leur présence rassurante, dressant des murs, des briques de papier autour de lui, l’isolant de la violence et du désordre du monde. Il voulait en écrire, en éditer ; il a essayé, échoué, essayé encore entre les phases de découragement, des projets de livres qui sont restés à l’état de manuscrits, des fantômes de livres, des esprits errant sans sépulture, loin de tout corps édité. Tout est resté en lui, pour lui, comme un souvenir non partagé. Ce fut longtemps le regret de sa vie, cet échec dans la littérature, mais désormais ça n’a plus de sens, des œuvres même éditées ne lui seraient d’aucun secours, les livres ne sont que des objets sans importance, des petites briques, édifiées sur un gouffre, sur la margelle du gouffre qu’ils prétendent en leur déraison folle contenir, mais c’est le gouffre qui les happe et les digère. Il ne croit plus au pouvoir de la littérature. Les livres sont tombés. Le gouffre l’a rattrapé. Il est dans son œil, aspiré dans son tunnel. Entre ses bandes blanches latérales et ses rails d’acier nu, sur la lame de bitume noir horizontal dont le rayon droit plonge sous l’horizon froid, rejoignant le fond du monde visible. Il n’y a pas d’autre voie, celle-ci suffit à son attente. La voiture s’y engage, lestée de son corps déjà vieux, de sa vie passée, de son impénétrable destin. Il s’en remet à cette course, au seul mouvement, qui ne va jamais que dans un seul sens, vers l’avant, vers la fin qui vient à notre rencontre même si l’on est immobile. Il n’y a pas d’autre sens. Les choses sont irréversibles. Et si par la pensée ou par la magie de l’écriture on croit parfois retourner dans le passé, retrouver l’oasis du souvenir, remonter sa vie, le courant à rebours, ce n’est qu’une illusion, on croit remonter le cours du temps alors qu’on le descend inexorablement, c’est encore un mouvement vers l’avant qui permet à l’esprit d’aller vers l’arrière, c’est toujours par le détour du futur que l’on revient dans le passé, sur la page vierge à venir que l’on consigne les mots d’une vie déjà morte.

(extrait d'un roman en cours d'écriture) 


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