Cette chronique a été publiée dans La presse Littéraire n° 5.
SARRAZINE n° 8 bis
Pour ce numéro SENS, la belle revue littéraire Sarrazine a décidé de revenir au plomb, retour aux sources du livre pour le toucher, la vue, l’odorat… La réalisation en a été confiée à M. Huin, ancien imprimeur de Max Jacob. Pourquoi le numéro 8 bis ? Comme l’indiquent les membres du comité de rédaction, C.F. Tourné, Paul de Brancion et Gilles Aufray : « la graphie du chiffre 9 ne nous plaisait pas et nous avons tant ergoté sur le sujet qu’à notre grande stupeur et par erreur nous avons laissé imprimer un 8 sur la couverture. Nous l’avons flanqué d’un bis rouge. »Comme à l’habitude, Sarrazine a demandé à des écrivains, des artistes, des philosophes, de s’exprimer autour du mot choisi. Et SENS pose d’emblée des interrogations essentielles. Considérant que ce millénaire commence dans une très importante « perte d’individuation » qui conduit irrémédiablement au vide, les responsables de la revue gardent néanmoins un bel optimisme : « Nous faisons l’hypothèse que l’art et, singulièrement ici, la littérature, la poésie et l’écriture sont de nature à conduire à une aurore boréale. »
Les auteurs de cette livraison nous emmènent dans le passé aussi bien que dans le présent, et – le sens étant signification et direction - en des lieux différents de la planète. Un chef indien écrit au président des Etats-Unis d’Amérique. Des textes de l’Antiquité dialoguent : le Cantique des cantiques, le cycle du papyrus Harris 500, chant d’amour de l’Egypte antique (« Ma raison n’a guère de complaisance à l’égard de l’amour que j’ai pour toi/ Mon petit chacal qui suscite le plaisir/ Ton ivresse je ne peux y renoncer/ Dussé-je être traînée et frappée pour vivre en proscrite »). L’anthropologue Léa Hiram nous décrit la genèse des sens chez les Inuits de l’Arctique canadien. Lucien Suel, décidément très en forme, nous régale de sa suite de proses « Le combat insensé de Oui-Oui contre Docteur No », tandis qu’Alain Laraby montre un sens de l’humour très britannique. Blaise Pascal fait en 1648 l’expérience sur « l’équilibre des liqueurs », et conclut que la nature n’a pas horreur du vide. De beaux poèmes d’Emmanuelle Favier et d’Armelle Leclercq voisinent avec les photos de Patrice Bouvier.
La grande découverte de ce numéro se trouve dans les extraits publiés de l’admirable Journal de Mireille Havet, « Aller droit à l’enfer par le chemin même qui le fait oublier », édité par Claire Paulhan. Mireille Havet, morte en 1932 à 33 ans, fut l’amie de Paul Fort, Guillaume Apollinaire, Colette, Natalie Barney et Jean Cocteau qui favorisèrent la publication de ses poèmes, mais nul d’entre eux ne connaissait l’existence de son journal âpre et lucide, où elle décrivait sa vie de damnation et son goût singulier pour les femmes et les stupéfiants. « Je suis seule et j’appelle au secours. Personne ne peut rien pour personne. Cette main qui prend la mienne est mensonge. Les morts seuls tiennent leur parole en ne revenant jamais. »
Sarrazine illustre à merveille ce que doit être la revue littéraire, un bel objet, rare (dans le temps comme dans le nombre), original et chargé de sens. L’écrin d’une parole réelle et pleine qui aurait une chance de perdurer comme ce chant d’amour écrit et psalmodié il y a plus de trois millénaires sur les bords du Nil.
Sarrazine, AICLA, 3 rue de la République, 78100 Saint-Germain-en-Laye. 134 pages, 12 €. [email protected]
Diffusion en librairies : Les Belles Lettres
LA BARBACANE n° 85/86
Il serait temps de saluer cette « revue des pierres et des hommes » qui entame au rythme imperturbable des saisons sa 42e année, sous la conduite de son fondateur Max Pons. Deux fois par an, paraît dans l’indifférence de la critique cette revue à l’ancienne, sur beau papier, alliant qualité typographique et exigence littéraire, dans un amour de la tradition et de la belle œuvre. Elle constitue une anthologie permanente de la poésie contemporaine, sans s’interdire de publier des nouvelles à l’occasion. Ce numéro double et exceptionnel « Pour saluer Charles Minetti » est un devoir de mémoire et de fidélité, rendu par Max Pons à celui qui lui était, outre un compagnon de route et de poésie, un « frère siamois en amitié ». Des témoignages de Victor Varjac, Jacques Simonelli complètent ce portrait de Charles Minetti, écrivain et peintre, présent dans ce numéro par des photos et des poèmes, dont ses derniers vers : « Car nous sommes encore à naître/ Un peu plus loin que le langage/ Qui nous enferme dans ses mots. » La revue, publiée avec le concours de la région Aquitaine, n’affiche pas de prix unitaire sur sa couverture, mais l’abonnement à 4 numéros est de 30 € sur Rivoli, et de 45 € sur Arches.
La Barbacane, Bonaguil, B.P. 47, 47500 Fumel. 64 pages.
EUROPE n° 923, mars 2006.
La revue littéraire mensuelle Europe a fait l’objet d’une longue chronique dans notre dernière recension à propos de son numéro spécial sur Marguerite Duras. Il convient de signaler ce nouveau numéro exceptionnel consacré à Franz Kafka, coordonné par Françoise Rétif. De nombreuses études, et en introduction, des fragments, aphorismes et notules de l’auteur du Château : « Il y a un but, mais pas de chemin : ce que nous appelons chemin est atermoiement. » Une exigence absolue, c’est ce qui ressort de cette œuvre qui ne laisse jamais en repos le lecteur : « Un livre doit être la hache qui fend la mer gelée en nous. »
Europe, 4 rue Marie-Rose, 75014 Paris. 380 pages, 18, 50 €. www.europe-revue.info