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L'Irlande de Michel Déon

Par Jean-Jacques Nuel

Pages irlandaises (article paru dans Le Journal de la Culture n° 16)

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Michel Déon, auteur d’une œuvre romanesque importante, membre de l’Académie française, a partagé l’essentiel de sa vie entre la Grèce et l’Irlande. Après des pages grecques, il nous livre des pages irlandaises, chroniques entrelacées de souvenirs, de portraits, de légendes, empreintes d’un amour non exempt de lucidité, relevant aussi bien quelques défauts éternels de ce peuple (qui sont autant de qualités) que les ravages exercés par le modernisme et le tourisme sur la tradition.

De ces pages consacrées à l’Ouest du pays (Déon s’est installé dans le comté Galway et y vit l’automne et l’hiver, soit au rebours de la saison touristique, quand le climat est le plus sauvage), se détachent quelques personnages aujourd’hui disparus : la grande Sarah, « esprit régnant des tourbières, des eaux noires et des monts perdus dans la brume », partie sur les routes après la mort de ses six enfants, se parlant à elle-même, faisant les demandes et les réponses, théâtre pathétique sans personne ; Derek T., « gentilhomme de loisir », fin de race, issu de cette moyenne aristocratie anglaise venue sur les traces de Cromwell, noblesse déchue et ruinée entretenant l’illusion de fastes impossibles, et qui se suicide ; Tim, le facteur à bicyclette sous le vent et la pluie, refusant de prendre sa retraite pour ne pas signer son arrêt de mort ; Pat-Jo le maçon qui n’ayant jamais quitté son comté, part sans inquiétude à Lourdes guérir de la lèpre ; Lady H., châtelaine originale et généreuse de Dun Guaire à Kinvarra, qui monte en amazone dans les chasses ; des solitaires croisés sur les routes, près des tourbières, ou dans des forêts hantées par la sorcière, la banshee ; une visite de Thoor Ballylee, la tour austère de Yeats, le grand poète prix Nobel, tour dont il s’échappait pour retrouver à Coole Park, dans une ambiance religieusement littéraire,  lady Gregory et ses fastes ; la poursuite de l’ombre de Yeats dans son Sligo natal, près de Benbulgen, énigme de la nature, caillou météorite jeté sur la plage ; des portraits d’écrivains irlandais originaux, dont Ulick O’Connor, pugiliste et avocat, ou John McGahern.

L’Irlande essentielle, éternelle ? Au-delà des paysages et des êtres, le verbe. Ce « délire verbal irlandais qui oscille entre la fête et le désespoir », et ce gift of gab, don du bagout, l’humour présent jusque dans le sacré de la mythologie. « Le Verbe est l’arme absolue des peuples qui refusent de se soumettre à un oppresseur. La liberté reconquise, le Verbe reste une griserie, un remède contre les lourdeurs et les vicissitudes de ce monde. » C’est aussi une condition de survie. « La vie de la verte Erin est toujours en péril. Si les hommes de pensée n’y veillaient plus, son histoire, ses cauchemars, ses songes féeriques, son extraordinaire faculté de s’évader de l’épuisante réalité, pour vivre de fantasmes, seraient à jamais oubliés. »

Car l’Irlande est née de son propre songe, de sa situation insulaire, à l’extrême de l’Occident, de son paysage aride et sublime, de sa pauvreté, de la longue occupation anglaise et de la résistance intérieure des habitants.

La complicité, la proximité de Déon avec l’Irlande, qui n’est pas une assimilation (il se refuse ainsi à avoir une opinion sur le conflit de l’Ulster, il reste un « étranger en résidence, si longue que soit déjà cette résidence ») lui permettent d’appréhender cette si grande originalité de ses habitants. Et on ne pourra lui reprocher que de ne pas aller dans les pubs boire de la bière, ces deux institutions irlandaises (ou il s’en cache bien !)

Ce livre est le portrait d’une Irlande largement passée, d’une âme et d’un idéal mis à  mal par l’évolution et l’intégration dans la communauté européenne, intégration dont le pays a certes financièrement profité. « Ô mes enfants, qu’êtes-vous en train de faire d’un des plus poétiques pays d’Europe ? » Regret d’un rythme et d’un mode de vie étranger à toute rentabilité, regret de ce bétail errant sur les routes, et surtout de ces troupeaux de moutons qui soudain vous encerclent, « mer de laine frisée » et dont on attend sans impatience la fin du passage.

On se dit que Déon a la nostalgie, comme tout individu de son âge, et depuis que l’homme est sur terre, ne s’est-il pas toujours dit que c’était mieux avant, surtout du temps de sa jeunesse, et que le monde est en décadence ? Et cependant, sans nier ce phénomène très humain, force est de constater que le pays a changé objectivement, comme bien d’autres en Europe. Les nouvelles constructions, « champignons vénéneux » par leur forme et leur couleur, sont plus laides ; les habitants sont moins beaux. « Je regarde autour de nous : les Irlandais auraient-ils, sans que je m’en sois aperçu, pris tellement de poids ces dernières années qu’à table les fesses débordent des chaises paillées et les seins bondissent hors des corsages ? Ou est-ce que, porté par mon enthousiasme et hanté par l’histoire de la grande famine de 1848-1850, je ne les ai pas vus s’empâter à ce point ? » Il n’est en effet que de se promener par les rues de Dublin pour constater avec effarement le nombre grandissant d’obèses dans les rues, sans proportion avec ce que l’on peut voir en France. « La prospérité s’est abattue sur l’Irlande comme la pédophilie sur le bas-clergé.»

« Cast a cold Eye / On Life, on Death, / Horseman, pass by!” (Regarde froidement – la vie, la mort – Cavalier, passe ton chemin !) écrivait Yeats peu avant sa mort, vers qui donnent son titre à ce recueil. Déon trace (et retrace) des figures qui n’existent plus, qui incarnaient au plus haut point l’Irlande des tourbes, des landes, des songes et des mythes, et qui ne reviendront plus (comme peut-être la figure même d’écrivain que l’auteur représente). Mais, derrière un certain désenchantement, se devine l’espoir que le pays éternel, secret, résiste à la mode et à l’assimilation, car « Les hommes n’ont pas besoin de raison mais de surnaturel. »

Michel Déon, Cavalier, passe ton chemin ! pages irlandaises, Gallimard, 16,50 €


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