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Fra Angelico et la maîtrise de l’espace

Publié le 26 septembre 2011 par Marc Lenot

Fra Angelico et la maîtrise de l’espace

Fra Angelico et la maîtrise de l’espace
Oui, Fra Angelico est un peintre suave de Vierges de douceur et de Christs de douleur, mais cette exposition au Musée Jacquemart André (dont les salles ont été un peu agrandies : la cohue sera-t-elle moindre ? jusqu’au 16 janvier) a surtout été pour moi l’occasion de mieux comprendre son sens du lieu, de la construction de l’espace. Mais d’abord, dès la première salle on a la chance de pouvoir coller son nez sur la Thébaïde des Offices (où, me semble-t-il, on ne peut pas s’approcher aussi près du tableau). C’est que ce panneau de 2 mètres de large, le premier ou le second qu’il ait peint (en 1420, il a 20 ans), est fait pour être regardé de près, car ce tableau de la vie des moines au désert offre une multiplicité de scénettes didactiques, édifiantes ou amusantes (je ne saurais trop conseiller l’achat du recueil de quinze cartes postales sur ces détails). La vue d’ensemble étonne par sa platitude, les proportions minuscules des bateaux et des maisons au premier plan (regardez le bateau où des diables noirs emmènent un damné),
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alors que les moines s’étagent dans un paysage rocheux ombré et modelé, mais sans perspective (je reviendrai plus bas sur la perspective). Le regard ne sait d’emblée où se poser, sinon peut-être sur les funérailles en bas, le catafalque rouge et le personnage à tête de rabbin qui y assiste. Du catafalque, les yeux vont vers deux femmes en robe rouge, les seules femmes du tableau : tourmentent-elles un moine ? Sans doute est-ce mon imagination, mais j’ai cru voir un serpent flottant derrière l’une et un porcelet dans les mains de l’autre.

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Pas d‘autres femelles, comme au Mont Athos, au point que ce moine traie… un cerf et non une biche. Les moines vivent en communauté, ce ne sont pas des ermites, ou alors selon le mode idiorythmique cher à Roland Barthes. Si certains sont reclus dans des cavernes ou alimentés par des paniers au bout de cordes, d’autres travaillent ensemble, cultivent, dansent avec un ours, menacent un renard, chevauchent des animaux sauvages (cerf, panthère) ou, pour les plus vieux, se font transporter en charrette tirée par deux lions. Il y a cent autres anecdotes ; ainsi un moine en prière n’est vêtu que de ses seuls cheveux diaphanes, comme une Madeleine repentante. La Thébaïde de Budapest à côté semble n’être qu’une pâle copie, mais, comme l’exposition regroupe
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d’autres peintres autour de Fra Angelico (mais pourquoi diantre ce titre de ‘Maîtres de la Lumière’ qui fait plutôt penser aux impressionnistes ? Maîtres de l’espace, plutôt, me semble-t-il), on voit à côté cet étonnant tableau de Lorenzo Monaco, maître de Fra Angelico, Saint Nicolas sauvant les marins (1422/23; à San Marco à Florence): le tumulte des vagues y est rendu de manière saisissante, mais surtout les différents édifices semblent être des jouets, des objets irréels, sans échelle, sans perspective, comme flottant dans un univers parallèle.

La perspective, donc, et plus largement la construction de l’espace. Il y a presque un siècle entre la première utilisation d’un point de fuite, la première construction géométrique rigoureuse de l’espace, que Panofsky date de l’Annonciation d’Ambrogio Lorenzetti de 1344, et le traité d’Alberti sur la perspective, la ‘fenêtre’ et le point de vue, en 1435, un siècle de tâtonnements pour que les artistes maîtrisent la perspective, non pas tant en termes de technique, mais surtout en intégrant ce changement radical dans le mode de représentation, cette introduction du monde réel, cette prise en compte du point de vue du regardeur aux dépens d’une vision jusque là idéale, éthérée, libérée des contingences du monde et donc de la banalité de la vision humaine (le Retable de Cafaggiolo, tout au fond de l’exposition, superbe composition de Baldovinetti sur fond d’or, en 1455, me semble être un exemple tardif de cette vision aplatie et majestueuse). Mais lisez Damisch ou Arasse, ils sont mille fois plus éloquents que moi sur ce sujet. Ici, certaines toiles sont encore très maladroites, ainsi les Funérailles de Saint-Augustin au début de l’exposition, avec ce corps trop long et ces trappes aberrantes au second plan, dont il est difficile de

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croire l’attribution à Fra Angelico (à l’âge de dix ans ?). La salle suivante montre justement un tableau de Fra Angelico, La Décollation de Saint Jean Baptiste et le banquet d’Hérode (vers 1427/28, au Louvre) où le peintre fait montre de sa plus grande maîtrise de la construction de l’espace, de l’intégration de lieux dans cet espace et de leur occupation par des personnages. Plus de 80% de l’espace est occupé par la salle du banquet sous un toit vert, le roi et la reine avec trois dignitaires, tous plaqués au fond derrière la table, et Salomé aux manches de serpent dansant à droite, comme une figure statique rajoutée sur le fond. Mais à gauche, cet espace extérieur en décrochement, comme un corridor de fuite, le corps du saint au sol sortant d’une ouverture et le passage d’un garde porteur de la tête du Baptiste à travers la porte vers la salle de banquet traduisent une nouvelle maîtrise de cette construction nouvelle de l’espace de la narration (même si l’enfant aux pieds du bourreau disparaît à moitié, maladroitement inséré dans l’espace).

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Tout à côté, l’Histoire de Saint Julien l’Hospitalier de Masolino da Panicale (1427/30 ; Musée Ingres de Montauban) –restauré dans des teintes assez crues -, montre le Saint, à qui on avait prédit qu’il tuerait père et mère et qui s’était donc éloigné d’eux pour conjurer le destin, accomplissant néanmoins la prophétie : un démon féminin aux courbes voluptueuses et aux pattes d’oiseau fort élégantes l’induit en erreur et Julien croit tuer sa femme infidèle et son amant au lit. Belle histoire œdipienne qui a été peu contée, à part Flaubert.

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Un autre tableau de Fra Angelico intéressant du point de vue de la construction de l’espace est celui sur Saint Nicolas (1447/49 ; au Vatican) : là aussi des lignes convergentes (mais maladroitement, vers plusieurs points de fuite, dont l’un semble être la petite ombre noire entrant dans la pénombre de l’église) selon des obliques très appuyées, un espace très resserré en trois volumes (naissance, vocation pendant un prêche et, à droite, aumône subreptice glissée par la fenêtre pour doter trois jeunes filles pauvres que leur père veut prostituer), avec, dans chacune des deux maisons, à la gauche de la mère du saint et à la droite du père endormi des jeunes filles, deux motifs floraux identiques, ni coffre, ni tapis, qui semblent exister dans le plan même du tableau plutôt que dans l’espace représenté.

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On verra encore le Saint Georges et le dragon d’Uccello (1440), déplacé de quelques mètres au sein du Musée (ah, celui de Londres est tellement plus évocateur), présenté ici à juste titre comme modèle de perspective, une très belle Vierge de Lippi le défroqué, une Naissance de la Vierge du Scheggia, octogonale et très architecturée. Et, encore, de Fra Angelico, outre Vierges et Christs, une encre sur parchemin de la collection de l’antiquaire turinois Gallino montrant les instruments de la passion, très forte et très allusive, avec le reniement de Saint Pierre à peine évoqué par sa tête et le doigt de son accusatrice, et les superbes panneaux de l’armoire des ex-voto d’argent du couvent de San Marco. Il faudrait d’ailleurs, dans la foulée, aller tout droit à Florence voir le couvent (dommage d’ailleurs que le livre de Didi-Huberman ne soit pas à la librairie du musée Jacquemart André).

Photos 1, 5, 8 & 9 courtoisie du Musée.
Fra Angelico (1387-1455) Thébaïde, tempera sur bois, Inv. 1890 n. 447, 75 x 208 cm, Galerie des Offices, Florence © 2011. Photo Scala, Florence - courtesy of the Ministero Beni e Att. Culturali.
Épisodes de la vie de saint Nicolas : la naissance, la vocation et le don aux trois jeunes filles pauvres, vers 1437, tempera et or sur bois, Inv. 40251, 35 x 61,5 cm, Pinacothèque vaticane, Rome – Musées du Vatican, Cité du Vatican © 2011. Photo Scala, Florence.
Paolo Uccello (1397-1475) Saint Georges terrassant le dragon, vers 1440, tempera sur bois, Inv. MJAP-P2248, 62,6 x 102 cm, Musée Jacquemart-André, Paris © Studio Sébert.
Lorenzo Monaco (1370-1424) Saint Nicolas sauvant un navire, avant 1424, tempera sur bois, Inv. 1890 n. 8617, 26 x 58,5 cm, Musée de San Marco, Florence © 2011. Photo
Scala, Florence - courtesy of the Ministero Beni e Att. Culturali.


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