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Christian Gailly, Les oubliés

Par Eric Bonnargent
Ne pasaboutir, surtout ne pas aboutirMarc Villemain

Christian Gailly, Les oubliés

Éditions de Minuit

Je ne vous tiendraipas davantage en haleine : des Oubliés je ne dirai que dubien. Normal : c’est un roman de Christian Gailly. Et je suis un inconditionnelde Christian Gailly. ça n’avaitrien d’évident au départ, n’ayant qu’assez peu d’attrait pour une littératureque, à tort sans doute et en tout cas abusivement, je, on, qualifie de minimaliste. Bien sûr il y a Beckett –qui n’est pas pour rien dans la naissance à la littérature de Christian Gailly–, ou échenoz, mais, et tant pissi le trait est injuste, la littérature des Éditions de Minuit est d’ordinaireplutôt du genre de celle qui m’assomme. Or rien de moins assommant qu’un livrede Christian Gailly, auteur Minuit par excellence s’il en est. A quoi celatient-il ?

Sans doute, mais onpointera ma subjectivité, à ces personnages qui se demandent toujours plus oumoins ce qu’ils font sur terre. Bien sûr ils finissent par traverser la vie,mais toujours dans un mouvement d’une assez belle indécision, n’en refusant pasles joies lorsqu’elles se présentent et ne s’en prenant qu’à eux-mêmes, ou dansle pire des cas au destin, quand les choses tournent un peu moins bien. Là oùHouellebecq recommande l’exil au monde, Gailly se satisfait d’une distance àvivre – et y trouve la poésie. C’est une autre option, voilà tout. Lamélancolie, planante quoique lourde, douce, presque chérie, donne auxpersonnages une belle profondeur atterrée, qu’ils dissimulent avec plus oumoins de réussite dans un réflexe de pudeur, de savoir-vivre et d’élégance. Cartous les personnages de Christian Gailly sont toujours élégants. Peu bruyants.Peu causants. Plus troublés que troublants. Plus vécus que pleinement vivants.Toujours encombrés d’eux-mêmes, balbutiants, hésitants, maladroits, incertainsdans leurs gestes comme de leurs pensées. « Brighton ouvrit sa portière. S’excusa de s’être endormi. Descendit devoiture. S’excusa encore. Se retourna puis esquissa le geste de claquer saportière. Se rendit compte à temps qu’il allait faire du bruit. La fermedoucement en poussant. N’y parvint qu’incomplètement. Poussa davantage. Sentitune vague de honte. Toute rouge lui monter au visage. Pensa renoncer. La laissercomme ça, cette portière. Mal fermée. Oui, non. La rouvrit à demi. La claquapuis, ma foi, satisfait, se retourna. Moss lui tendait la main ». Jeconnais peu d’auteurs à ce point respectueux du temps, donc du tempo, de nossoliloques. D’où le déplacement de l’accent rythmique, la syncope pour parler savant, ce phrasé monkien, sans achèvement possible. Ce n’est pas un procédé, ou untruc d’écrivain, vaguement éculé, répété de livre en livre, mais la seulemanière de dire, de remettre les choses sur leur voie naturelle – et condamnéeà l’inaboutissement.
J’admire chezGailly la très profonde liberté, rudement acquise sans doute, de ne plusvouloir se fier qu’à lui-même, à sa voix propre, et j’admire qu’il sache à cepoint combien l’imagination est une toute petite chose, à laquelle on ne peutsérieusement se livrer sans un travail sur la langue autrement minutieux qu’ily paraît peut-être. J’aime, aussi, que les histoires éraflent les confins del’absurde tout en demeurant si proches de tout réel possible. C’est biensimple, il est toujours question d’amour, de mort, de solitude – de vivre. Làdessus, tout a déjà été dit, écrit : ce ne sont donc pas les histoires entant que telles, quoique toujours merveilleusement menées, que cette manière deles animer, et d’animer le langage. L’ironie n’est jamais loin, mais toujoursdirigée contre soi : l’âge du sarcasme a passé. Il faut regarder la vie enface – et c’est notre face à nous qu’alors elle nous renvoie. Les êtres ont desintentions, mais ils ne peuvent s’y résoudre. Ils ont, ou ils ont eu, desambitions, mais ils n’y étaient pas autorisés. Ils ont des sentiments, maisc’est à peine s’ils savent s’en dépêtrer. C’est un handicap qui fait souffrir.Au fond nous sommes tous bègues, claudiquant, quelle que soit notre superbe,quel que soit notre jeu. Nous hésitons, sur tout, pour tout, sûrs de rien. Sice n’est de notre fin. Nous en redoutons juste les conditions.
Naguère, unevioloncelliste connut le succès, le grand, le vrai. Deux journalistes s’en vontla rencontrer. Victimes d’un accident de la route, ils connaîtront, pour l’unla mort, pour l’autre l’amour. Voilà tout. Et si Gailly nous parle denous malgré lui, il dit aussi beaucoup de notre temps – mais sans jamaisle dire, sans jamais, même, vouloir le dire vraiment,et c’est pourquoi il atteint à une assez sublime atemporalité. Un de nosmeilleurs antidotes aux manières de l’époque, et tant pis si là n’est sonintention. Mais en a-t-il seulement une, d’intention ? N’est-il passeulement, en plus d’un merveilleux écrivain, ce personnage qui, depuis treizelivres maintenant, et quels que soient ses noms d’emprunt, ressemble au peu quel’on sait de lui ?
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 3, mars/avril 2007

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