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« on a peur de sila qui donne les tempetes »les inuit(5)

Par Regardeloigne

« On a peur de Sila qui donne les tempêtes

On le combat pour arracher la nourriture à la terre et à la mer

On a peur de la mort et de la faim en nos froides maisons de neige

On a peur des âmes des morts et de celles du gibier qu'on a tué »

Paroles D'inuit Recueillies Par Knud Rasmussen

(SILA signifie à la fois, l'extérieur, l'inconnu et « l'esprit » qui anime le monde.)

Lancaster_Sound,_Nunavut,_Canada
 

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« Hommes du Sud à la peau blanche si fragile qu'elle rougit et tombe en lambeaux sous le soleil, sauf si vous vous enduisez de crèmes dont vous abandonnez les tubes métalliques sur nos toundras.

Hommes rapaces qui venez dans nos régions torer les puits de cet or noir qui alimentera pour quelque temps la fureur meurtrière et tonitruante de vos lointaines Iles transporté par bateaux et camions qui en absorbent déjà une bonne partie et qui en laissez pourtant quelques citernes pour les motoneiges ou traîneaux mécaniques que vous nous avez apportés et avec lesquels nous nous assourdissons à balafrer le silence et la blancheur à grands fouets épineux qui sont comme le râle de notre agonie.

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Voici notre monde avec son blizzard qui vous rappellera qu'il n'y a pas si longtemps l'Europe et le territoire des États-Unis étaient couverts de glaciers, avec sa nuit, sa solitude, les formes adoucies de ses glaces et des roches qu'elles usent, avec la chaleur de son huile et la lueur qu'elle diffusait autrefois dans les cabanes et les igloos, avec les animaux dont dépendait notre vie avant votre venue : le chien, le phoque, le morse et l'ours, et qui sont encore notre principale ressource quand nous désirons maintenir

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quelque peu la voie de nos ancêtres, avec la fierté des chasseurs, leurs attitudes les grandissant sur les brouillards, aurores boréales et falaises, brandissant lances et harpons, poignards et couteaux, revêtus de dépouilles de leurs victimes vénérées, nos premières institutrices, avec l'endurance des femmes, les inventions de leur patience, les turbulences des enfants, avec les visions que nous faisaient partager nos sorciers : voyages et métamorphoses, agonie et résurrections, cauchemars et réconforts, auxquelles se sont mêlées celles qui ont germé en nous depuis la semence de vos propres récits que nous avons interprétés comme nous avons pu, et qui nous aident à vous résister en profondeur sous nos apparentes conversions ;

Voici le sourire que nous avons réussi à faire fleurir sur les enfers d'où nous venons, d'où vous venez, sur ceux dans lesquels vous nous avez enfermés, vous vous êtes enfermés ;

Voici la clef des champs de neiges, et les brise-glaces pour franchir les passages bloqués au tournant du siècle ; Voici les provisions de route préservées dans le congélateur du nord pour votre innombrable caravane exaspérée dans sa traversée du désert, le théâtre des ombres au soleil de minuit ». MICHEL BUTOR.PREFACE A L'ART INUIT.ED.FRAGMENTS.

 

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« Séjourner dans une société de chasseurs-cueilleurs, c'est en effet passer d'une façon d'être au monde à une autre.

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De nombreux auteurs, explorateurs, missionnaires et ethnographes, ont raconté les difficultés, l'inspiration, ou la crainte qu'ils ont éprouvées lorsqu'ils avaient la révélation des différences radicales entre le mode de vie du chasseur-cueilleur et le leur. Les missionnaires n'arrivaient pas à saisir pourquoi ces gens recevaient des cadeaux avec des cris de joie et d'excitation, pour ensuite les jeter ou les abandonner en route. Les explorateurs s'étonnaient que les parents ne punissaient ni ne grondaient jamais leurs enfants. Les administrateurs s'interrogeaient sur cette profonde réticence à troquer la condition de « chômeur » d'un chasseur « pauvre » pour un travail qui lui rapporterait un revenu sûr et régulier. Les organisateurs politiques hurlaient de désespoir lorsque des hommes et des femmes qu'ils avaient désignés ou formés comme « dirigeants » restaient attachés à un individualisme antipolitique. Et tout le monde parlait de l'hospitalité et de la générosité qui régnaient même quand les provisions étaient maigres.

Le moment où furent reconnues la complexité et l'universalité des systèmes des chasseurs-cueilleurs marqua un tournant quasi révolutionnaire dans l'histoire de l'anthropologie. Certains voyageurs du xvme siècle idéalisaient ces peuples qui vivaient du gibier et de la cueillette des plantes sauvages. L'idée que la chasse était innocente et idyllique, mais aussi arriérée, figurait dans la notion européenne de l'évolution depuis au moins le siècle des Lumières. Ce n'est pas avant les années 60 que parut un tableau systématique et révélateur de l'économie et de la société des chasseurs-cueilleurs: systématique, car les anthropologues reliaient une gamme de cultures qui avaient en commun d'importants facteurs de définition; révélateur, car l'analyse de ces facteurs révélait le génie humain - ce mode de vie comportait une immense sophistication technique et sociale. Loin d'être simples ou primitives, les techniques économiques et culturelles des chasseurs-cueilleurs étaient en fait difficiles à observer'et à évaluer, précisément parce qu'elles répondaient à de nombreuses et subtiles exigences de mobilité, de prise de décision et de récolte des ressources. C'était un triomphe de la réussite humaine, triomphe qui montrait comment la plupart des hommes avaient vécu pendant la majeure partie de l'histoire de l'humanité. » HUGH BRODY.LES EXILES DE L'EDEN.

 

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Qu'est-ce qui maintient debout une société « naturelle », demande par ailleurs Jean Malaurie. Le vouloir être est d'abord d'ordre économique : manger, lutter contre les éléments... L'homme seul était ici perdu. C'est en se rassemblant que des familles ont construit un agrégat de groupes de chasseurs qui, peu à peu, constitua un « être moral » et religieux après des millénaires, en fondant une pensée commune dans le cadre d'une vision panthéiste finaliste et chamanique.

L'auteur s'interroge pourtant sur le sens de l'histoire de ces peuples. Répondre à cette question serait pour lui, résoudre le pourquoi de leur désagrégation, consécutive à leur conversion rapide à une religion et à une économie étrangères , à la fuite ou migration de nombre d'entre eux dans les bourgades où il y avait un comptoir : les divers systèmes d'assistance du gouvernement, jointes aux restrictions concernant la chasse et à la création de nouveaux besoins de consommation les condamnant à devenir des assistés.

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Les chasseurs-cueilleurs ont toujours été étroitement dépendants du rapport ressources - territoire, car leur économie ne reposait que sur le prélèvement. En l'absence de toute action de transformation du milieu pour l'enrichir, ils devaient adapter leur occupation de l'espace à la répartition des ressources exploitables. Une telle collectivité était contrainte à la sagesse par la dureté des conditions matérielles auxquelles elle était soumise selon des traditions qui expriment des impératifs immémoriaux d'organisation dont dépend la survivance, Spécifiques d'une mentalité de chasseurs des pays froids, les règles sociales obstinément suivies font saisir quelle est la vision du monde où l'inuit existait et agissait.

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Avant la création d'établissements permanents au cours des années 1940 et 1950, les Inuits se déplaçaient au gré des saisons. Ils établissaient des campements d'hiver et d'été, où ils retournaient chaque année. Ces campements saisonniers permettaient d'utiliser les ressources terrestres et maritimes durant les périodes de l'année où elles étaient les plus abondantes. Ne disposant, avant les contacts avec l'Occident, que des ressources provenant du gibier et ce dernier n'étant pas toujours au rendez-vous, les chasseurs savaient que la collaboration des familles était indispensable. S'étaient donc développées des pratiques d'échange et de coopération : Les connaissances traditionnelles de l'histoire inuite, de la terre, des plantes et de la faune ont ainsi été transmises de génération en génération (La famille étant au cœur de la culture inuit).D'autre part, la collaboration et le partage constituaient t des éléments fondamentaux de la société(par exemple le partage du produit de la chasse)

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La communauté parentale et généalogique était l'organisme majeur, mais d'un caractère suffisamment « ouvert » pour constituer économiquement — et par le moyen d'élargissements qui débordait les liens immédiats du sang — une unité de regroupement et d'organisation. Une des conditions de la sécurité d'un inuit était d'abord d'ordre généalogique. Etre orphelin c'était être relégué au niveau le plus inférieur de la société, à moins d'efforts extraordinaires, comme faire ses preuves d'excellent chasseur… mais chaque famille était reliée par un subtil réseau d'alliances, clef de la survie. Le système de parenté était évidemment le plus important. (Ui (mari) ; nuliak (l'épouse). société endogame : On ne se mariait qu'entre ilatgit, premier ou second cousin, sur son « territoire » que l'on savait être habité par les tonrars (ou esprits des morts), parents du groupe et que l'on s'attache à rendre bienveillants. Le mariage était ainsi le premier des instruments offerts à un homme pour lui permette de renforcer ce noyau économico-parental critique dont dépendait toute son existence. Cette décision, lui était — lui est encore dans l'Arctique oriental et central canadien — en fait imposée à la naissance. Bon nombre d'enfants sont en effet fiancés par leurs parents soucieux, grâce aux alliances de leur descendance, de se ménager des coopérations. Il faut souligner aussi l'importance des liens non parentaux qui tissent entre individus des relations étroites. Ainsi l'adoption, très courante chez tous les Inuit. Elle permet d'élargir le réseau de relations de l'adopté, qui est normalement membre à part entière de sa famille d'origine comme de sa famille adoptive. Par ailleurs, les relations hors parenté s'organisaient par un système de partenariat très développé, qui touchait presque tous les domaines de la vie quotidienne. Aux partenaires de chasse, s'ajoutaient ceux avec lesquels se partagent certaines parties du gibier (du phoque surtout), mais encore les partenaires de chant, de jeux, de joutes oratoires, d'échanges conjugaux. Ces liens étaient aussi importants que ceux de parenté. A côté de la parenté réelle, ils édifient une parenté fictive aussi solide que celle du sang.

 

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«  Parenté aussi d'homonymes (les awariik), ou moitié d'un tout. Parenté issue d'unkipouktout (échange de femmes), les partenaires et les enfants directs se devant assistance. Parenté du rire : deux hommes ayant l'habitude de faire rire ceux qui sont autour d'eux se jugent apparentés et, à ce titre, se doivent entraide — ce qu'en anglais on appelle le joking partner-ship. Parenté du phoque chassé ou mangé en commun. Partager la viande d'un même animal est un acte copulatif. En donnant le kuyak (dos du phoque) à un voisin, non parent, en le mangeant, il devient mon kuyara, les deux communiants étant kuyaré et se devant assistance. Les parents sont aussi nombreux qu'il y a de gibier, seuls comptant ceux liés au phoque, au morse, à la baleine et à l'ours ».JEAN MALAURIE.LES DERNIERS ROIS DE THULE

Cette vie en groupe reposait également sur d'autres principes sévères d'organisation sociale. D'une part, le « communisme » : le sol, les terrains de chasse, la mer, les grands moyens de production (bateau), les iglous appartiennent au groupe. Seuls, les instruments de chasse individuels sont propriété privée. L'héritage se limite à la transmission des effets personnels à la veuve ; traîneaux, kayaks, fusils, chiens, étaient attribués par le Conseil des chasseurs, généralement aux fils ou aux parents masculins les plus proches (frère, oncle). C'est en vertu de ce principe ennemi de l'accumulation et du profit, qu'existait le partage immédiat du gibier chassé. Les chasses collectives — chasses au narval, au morse — impliquaient et impliquent toujours l'entente de ces groupes et appelaient de chacun, par conséquent, le respect des règles traditionnelles qui en découlent à des niveaux divers. A aucun de ceux-ci, l'individu n'existait . « Fonctionnellement aristocratique, la collectivité est sociologiquement communautaire ». Malaurie.

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« La nature n'est pas l'expression d'un chaos mais bien celle d'un ordre qui vise à la conservation d'un tout '. L'intériorité de ce tout : ce principe, après dix mille ans d'expérience et d'organisation progressive de son groupe social, une addition de familles structurée, cohérente, le chasseur boréal l'a intégré dans son expression chamanique de l'espace, du temps et du destin. Il l'a traduite dans la stratégie d'une organisation sociale égalitaire sociologiquement ; fonctionnellement aristocratique. Société anarcho-communaliste, telle que je l'ai vécue et décrite chez les 302 Inughuit ou Esquimaux polaires du Nord du Groenland durant mon hivernage en 1950-19512. Société cherchant à conjurer le tissage souterrain d'une superstructure d'un État. Société anti-État, ainsi que Pierre Clastres l'a brillamment montré chez les Indiens Guyaki3. Société visant par des dispositions subtiles, tous les deux à trois mois, à des redistributions festives et rituelles de l'accumulation privée. Ce sont, lors des fêtes rituelles et des anniversaires, des processus d'anticipation des accumulations saisonnières.

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Tout appartient au groupe : sol, sous-sol, mer, faune, flore, iglous ; même les pensées qui se voudraient intimes. Ne sont considérés comme biens privés pour les hommes, que les outils de chasse construits obligatoirement par le chasseur lui-même, y compris son traîneau, son kayak. Pour les femmes, les biens domestiques (couteau rond dé en os, aiguille, fil de tendon de renne, lampe et pot en stéatite. L'héritage ne concerne strictement que les biens privés et il se fait en droite ligne : père/fils, mère/fille. La pensée du chasseur est sous-tendue par la crainte que les principes régulateurs de l'ordre de la nature ne soient pas respectés. Son code civil, c'est un ensemble de tabous majeurs — agliqtuq — qui dirige la vie de chacun. écarter provisoirement mais fermement une femme ayant subi une fausse couche, éliminer les bébés malformés, signes tous deux du désaveu des forces de la nature. Les lois d'équilibre qui régentent la vie » des minéraux, des plantes et de la faune, nous, Occidentaux, les appelons écosystème ; lui : Silarssuaq. À l'écoute' de cette énergie vitale, des pulsions de l'air, de la terre et de la mer, l'autochtone a, outre une extrême acuité Sensorielle, une rare faculté de mémorisation. Sans doute n'a-t-il pas une connaissance rationnelle des problèmes géodynamiques au sens où nous l'entendons, mais la dialectique homme/nature, il la vit sensoriellement, avec ses dendrites neuronales très aiguisées, mieux que quiconque. Par une approche cognitive différente de celle de l'Occidental, les hommes de l'espace circumpolaire disposent d'une appréhension osmotique de l'ordre naturel ; la mémoire physiologique devient instinct ».JEAN MALAURIE.OP.CITE

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La structuration sociale procédait donc des conditions propres au milieu et non des volontés des hommes.

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Chaque groupe devait en effet déployer ses activités sur un territoire étendu afin de nourrir tous ses membres. Par ailleurs, les techniques de déplacement réduisaient l'extension du territoire de chasse quotidien à un faible rayon autour des camps. Les ressources alimentaires ne pouvant venir que du territoire de chasse, étaient forcément limitées : un chasseur ne pouvant nourrir qu'un petit nombre de bouches. La petite taille des familles - par la limitation des naissances et un recours fréquent à l'adoption - associée à de très faibles densités était une réponse de l'organisme social aux conditions techno-écologiques du moment. Toujours produire et se reproduire comme impératif existentiel, entrainait des discriminations selon l'âge souvent évoquées : un jeune qui n'était pas nubile ou encore sans attelage n'était pas autorisé à prendre part aux débats du groupe .Même observation pour le vieillard,(jamais honoré et parfois se laissant lui-même abandonner sur la banquise ) installé à l'écart dans une iglou ou une tente ; surtout l'infirme ou l'orphelin véritables souffres douleur du groupe.

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La taille du groupe et sa répartition spatiale variaient en fonction tant de son niveau techno-économique que de la richesse écologique du milieu exploité. Aussi n'est-il pas étonnant de constater que, jusqu'à la sédentarisation, tous les groupes de l'Arctique central étaient numériquement faibles et spatialement très dispersés. Que le climat se réchauffe et la faune sera abondante : la société esquimaude adopte une politique nataliste en levant tabous alimentaires, cynégétiques et sexuels. Mais que les glaces et les brouillards prédominent, que les congères persistent et se transforment en névés puis en glaciers locaux, les eaux périphériques devenant, de ce fait, plus froides, la société se fera malthusienne et équilibrera l'effectif aux ressources du milieu.(élimination à la naissance des filles et des infirmes, abandon des vieillards).

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« Les Inuit les plus âgés se souviennent encore des tragédies vécues par des parents proches ou éloignés et du soin constant apporté à protéger la vie. La mort frappait à tout âge, soit une femme en couches, soit une famille privée de réserves alimentaires suffisantes, soit un chasseur surpris par une tempête ou par un animal affamé.

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Des gestes symboliques protégeaient contre de tels drames et l'on enseignait aux jeunes à renforcer leur corps et leur esprit pour agir efficacement dans les moments difficiles. Dès la conception d'un enfant, la mère se levait la première, au petit matin, et sortait de la maison, sans s'attarder, sans se retourner : l'accouchement, le moment venu, serait rapide. Encore aujourd'hui, on ne s'attarde pas sur le seuil de la porte. L'alimentation était sévèrement contrôlée et la viande bouillie interdite. Si le bébé tardait à naître, le mari se plaçait derrière sa femme, l'entourait de ses bras et exerçait des pressions. En cas de grandes difficultés, un chamane intervenait. Il arrivait que l'on ait recours à une langue spéciale, la langue sacrée, caractérisée par des substitutions de mots pour éviter que les objets ou les personnes désignés ne provoquent un malheur. Celle qui allait accoucher était appelée « celle qui enlève ses bottes » et son ventre était désigné par l'expression « contenant en peau ».

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Certaines femmes accouchaient seules, d'autres étaient assistées par une sage-femme. Le placenta était éloigné des chiens par enfouissement mais la mère conservait le cordon ombilical en raison de ses propriétés protectrices.

L'enfant en recevant le nom d'un défunt entrait dans la vie muni du pouvoir de permettre à une personne décédée de revenir parmi les siens. La famille lui manifestait tout le respect dû aux défunts. À l'adolescence, les garçons et les filles démontraient leur savoir en offrant à la sage-femme le produit de leurs réalisations, le premier gibier capturé, les premières bottes cousues. L'adolescent apprenait ainsi que le don et le partage sont des gages d'harmonie. S'il s'agissait d'un phoque, la viande était partagée par toute la communauté. La marraine jouait, et joue encore, un rôle très important ; elle est celle qui encourage et félicite. Le jeune sait qu'il peut compter sur son appui. Il sait également qu'il a des obligations de réciprocité.

Les mariages étaient jadis décidés à la naissance entre deux familles qui considéraient souhaitable de se garantir, par l'alliance, une collaboration future. Le mariage était reconnu lorsque la jeune femme, ou le jeune homme, venait habiter dans sa belle-famille. Dans certaines régions, l'épouse simulait un refus. Les couples avaient en général de deux à quatre enfants et il était toujours considéré valorisant d'avoir au moins un enfant adopté. La famille d'adoption s'assurait ainsi des liens étroits avec une autre famille. Le plus souvent ils avaient eux-mêmes offert en adoption l'un de leurs enfants. L'enfant, tout en connaissant l'identité de ses parents biologiques, se considérait à part entière le fils ou la fille de ses parents adoptifs. L'adoption, encore aujourd'hui, est largement pratiquée car elle s'inscrit au cœur même de l'idéologie des Inuit fondée sur l'entraide, l'échange, la réciprocité, l'équilibre des familles.

Pour conserver un corps sain et se prémunir contre la maladie, les Inuit variaient leur alimentation, utilisaient des plantes à la saison douce, développaient leur endurance par des jeux et des compétitions. Mais les gestes ne suffisaient pas. Geste et parole allaient de pair et l'on avait recours aux formules parlées ou chantées évoquant la vitalité animale. Ainsi la personne qui se sentait faible demandait au caribou de lui accorder un peu de sa force. En cas de maladie grave, considérée comme un vol de l'âme, seul le chamane possédait le pouvoir d'intervenir auprès des puissances invisibles ». MICHELE THERRIEN.LES INUIT DU GRAND NORD CANADIEN.

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L'éclatement spatial de la population imposait que chaque cellule familiale soit autonome, capable de répondre seule à ses besoins en nourriture, vêtements et outils. La répartition des tâches s'organisait donc au sein de chacune et non pas du camp, encore moins du sous-groupe. Les possibilités de spécialisation en étaient réduites d'autant. Celle-ci se limitait à une répartition stricte par genre. Un adulte devait posséder toutes les techniques de base nécessaires à l'accomplissement des tâches qui lui revenaient naturellement en fonction de son sexe. Au sein du camp comme ayant reçu de ses aînés la même formation, à quelques nuances près. Même un mauvais chasseur devait se débrouiller le plus souvent seul pour nourrir sa famille et ne pouvait compter que sur une aide ponctuelle. Seuls les chamans possédaient des savoirs et des pouvoirs spécifiques, mais ils n'en avaient pas pour autant une position de chefs. Ils semblent d'ailleurs n'avoir été intégrés au groupe que s'ils étaient aussi de bons chasseurs. Dans le cas contraire ils étaient mis à l'écart et vivaient en marge d'une société qui, tout à la fois, les évitait, les craignait et sollicitait ponctuellement leur intervention pour résoudre des situations crises d'ordres , divers (manque de gibier, mauvais temps prolongé, maladie, etc.).

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« Mais qui se chargeait de prendre les décisions ? Avait-on le droit d'imposer sa volonté aux autres ? Quelle était la contribution et la place de l'individu ? Comment respecter le droit de chacun dans une société dotée de diverses formes d'autorité et de pouvoir et qui néanmoins se caractérise par sa remarquable flexibilité ?

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Lorsque les premiers voyageurs occidentaux ont demandé aux Inuit : « Lequel d'entre vous est le chef ? » Ils se sont étonnés de la réponse : « Nous », ce qui signifiait que les décisions importantes étaient prises collectivement et que le pouvoir était peu différencié, un trait qui a retenu l'attention, compte tenu du fait que peu de sociétés établissent des modèles souples »

Le pouvoir n'était pas transmis héréditairement et s'appuyait sur la position sociale, c'est-à-dire qu'un chef de famille, ou un fils aîné, avait de bonnes chances d'être chef mais le mérite personnel jouait un rôle important. Le savoir était respecté, notamment celui des excellents chasseurs qui connaissaient leur milieu, ce qui signifie évaluer avec justesse la direction des vents, juger sans erreur de la solidité de la glace, localiser le gibier, ramener à bon port les partenaires de chasse, prévoir à long terme les changements de climat et les mouvements du gibier. Le chef ne devait toutefois pas abuser de son pouvoir et prenait essentiellement les décisions relatives aux déplacements de longue durée et à la chasse. Son jugement devait être infaillible. Certes l'erreur était admise mais plusieurs erreurs entraînaient une éviction.

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Le pouvoir religieux relevait du chamane, l'intermédiaire entre le monde visible et le monde invisible. Appelé ANGAKKUQ en langue inuit, il était à la fois respecté et craint. Son autorité dépassait celle du chef de groupe et s'étendait parfois à l'ensemble de la région mais, s'il abusait de son prestige et s'il accumulait des richesses sans pratiquer le partage, il pouvait subir un ostracisme. Aucune forme de pouvoir n'était donc à l'abri du contrôle social. L'angakkuq était responsable de l'harmonie du monde et veillait à ce que les âmes humaines, animales, les êtres invisibles et les défunts ne soient pas offensés. Il veillait au respect de règles permettant aux âmes des humains et des animaux d'être réincarnées et protégeait ainsi le cycle de la vie. Ayant acquis ses pouvoirs au cours d'une longue initiation, il bénéficiait du soutien d'un esprit-auxiliaire, le plus souvent un animal, grâce auquel il avait le pouvoir de guérir les maladies, de localiser le gibier en voyance, d'apaiser le blizzard, de voyager dans les mondes célestes, marins ou souterrains pour aller à la rencontre des puissances gardiennes du gibier.

La personne n'existait que par la place qu'elle occupait au sein de sa famille où elle était soit chef de groupe ou chamane, ou plus simplement grand-père, grand-mère, père, mère, fils, fille, belle-fille, beau-fils… Vivre seul n'avait aucun sens et la collaboration garantissait le confort psychologique et matériel. Celui ou celle qui avait acquis suffisamment de connaissances pour se rendre utile était respecté(e). On attendait des enfants qu'ils montrent assez tôt des signes de maturité tout en sachant protéger leur petite enfance si bien qu'ils ne participaient pas aux conversations des adultes et ne devaient jamais les interroger. L'apprentissage s'effectuait par le regard et par l'imitation

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« Imaginez l'obscurité du Grand Nord. Non comme un élément dans lequel le voyageur s'aventure avec crainte. Mais, pour les habitants de l'Arctique, comme une origine. Imaginez l'intérieur d'une tente de peau, d'un igloo, ou d'un préfabriqué gouvernemental à loyer modéré. Une nuit, dans ce foyer, une toute petite fille inuit s'éveille. On la prend dans les bras, on la nourrit, on la câline - et on lui parle. »

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« Qu'entend-elle ? Les voix de tous ceux qui sont là. La voix de sa mère, qui l'encourage à se nourrir. Des paroles qui répètent au bébé qu'elle peut décider quand manger, et quand arrêter de manger. Des mots d'approbation. Après son repas, le bébé s'assoupit. Avec des mots de bienvenue, sa mère la glisse dans son amautik, la poche formée par le capuchon de sa parka, où le bébé peut se reposer tout contre le dos maternel.Le grand-père maternel s'approche, Il se penche et, son visage tout près de celui du bébé, lui parle avec douceur : « Nuliakuluga. Nuliagauvit ? H, nuliaga una. » « Gentille petite épouse. Es-tu ma femme ? Oui, tu es ma femme. » La mère sourit en offrant sa fille à l'adoration de son père, et dit: «Anaa-nangai. H, anaanagauvutit. » « Mère ? Oui, tu es ma mère. »

Dans ces mots, l'enfant perçoit les sons de l'amour, et elle se sait en sécurité. Sûre non seulement de pouvoir manger et dormir, mais aussi de le faire quand et comme elle l'entend. Car elle est porteuse de l'atiq, l'esprit et le nom, de sa grand-mère. Elle est l'enfant adorée ; elle est aussi la mère de sa mère, et l'épouse de son grand-père. Sa grand-mère revit en ce bébé, ce qui signifie que l'enfant, doublement et triplement aimée, doit être traitée avec respect.

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Pas plus qu'à sa grand-mère, fût-elle encore vivante, on ne saurait lui refuser de la nourriture ou la priver des morceaux de choix, lui ordonner de dormir quand elle veut être éveillée, ou la gronder de s'être salie. C'est que sa grand-mère est vivante - en ce bébé, qui est aussi quelqu'un d'autre. Pour son grand-père elle sera toujours « épouse », et c'est sous ce nom, comme avec tous les mots de tendresse qu'il employait envers sa femme défunte, qu'il s'adressera à elle. Et la mère du bébé l'appellera indifféremment «fille» ou « mère ».

« Imaginez cette petite fille un an plus tard à peu près, alors qu'elle apprend à parler. Après avoir produit, comme tout enfant de toute société, tous les bruits humains possibles, elle retiendra les consonnes et voyelles spécifiques à sa propre langue. Quelques mots simples viendront ensuite. Elle commencera de nommer les objets. Ici, dans le coin de la maison où l'on range les provisions, il y a le corps d'iqaluk, un omble arctique ; la nageoire de qairulik, un phoque lyre ; la peau de natia, un jeune phoque à rayures. Dehors, il y a la peau de nanuq, un ours blanc, et celles de plusieurs tiri-ganiat, le renard polaire. Mais il n'y a pas de «poisson», de « phoque » ou d'« ours ». Dans l'inuktitut qu'apprend la petite fille, ces catégories n'existent pas. On ne nomme que les particularités du monde naturel. En grandissant, elle apprendra à parler des puijit, les « souffleurs » que sont les mammifères marins, et d'uksuk ou de tunuk, la graisse selon qu'elle provient des créatures marines ou terrestres; et de sijjarsiutit, les «chercheurs du rivage», les échassiers. Mais elle n'entendra jamais de terme générique pour « mammifère », « graisse » ou « oiseau ». HUGH BRODY.LES EXILES DE L'EDEN

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 (A SUIVRE)


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