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La faute

Par Jean-Jacques Nuel
Ce texte (une nouvelle?) paru dans Portraits d'écrivains n'est pas sans rapport avec le thème de mon roman Le nom, à paraître prochainement aux éditions A contrario : notre nom nous constitue - et je garde en moi, tenace, une drôle de conviction : qui touche à la lettre touche à l'être. La faute On a fait une faute d'orthographe à son nom. Immédiatement il l'a vue car immédiatement son œil s'est précipité sur la place de son nom dans la liste. Une faute énorme. Elle lui crève les yeux. C'est monstrueux. Il n'ose pas le croire, il n'ose pas le voir. Il y a sous ses yeux une liste de lauréats d'un prix littéraire, les lauréats depuis l'origine du Prix du Livre du Conseil général du département. Et parmi la vingtaine de noms il s'en trouve un seul mal orthographié, et c'est le sien. Il tourne et retourne le dépliant, fort bien fait au demeurant. Composition élégante, mise en page impeccable, couleurs discrètes et chatoyantes - un beau document promotionnel, mais il y a cette faute, la faute de cette faute. Elle porte en plus sur la première lettre de son nom, la seule qui soit en capitale. La première d'un nom de quatre lettres. L'initiale, celle qui le place dans l'alphabet, qui le classe dans l'ordre des lauréats, dans l'ordre du monde. Une faute capitale. On a fait une faute d'orthographe à son nom. Il est atteint, blessé, anéanti. Pourquoi faut-il que cela tombe sur lui ? Il lui revient en mémoire un cas similaire, mais moins grave. Son pire ennemi est un sale écrivain de renom, il a un putain de nom italien avec deux l et deux t, une paire d'l, une paire de t. Souvent, et surtout au début de sa carrière, quand ce bellâtre était moins connu, on relevait dans un article de journal son nom avec une lettre en moins. Un l ou un t omis. Un nom légèrement raccourci, diminué. Mais l'erreur pouvait se concevoir car ni les critiques littéraires ni les secrétaires de rédaction ni les typographes n'ont l'habitude des patronymes italiens. Et cet oubli d'une lettre (une, rien qu'une sur huit) ne déformait pas le nom, ne le dénaturait pas. Phonétiquement on ne percevait aucune différence. C'était donc une faute mineure, passant généralement inaperçue, une faute de détail. Alors que dans son cas, la faute concerne la première lettre du nom (et d'un nom court, qui plus est), la consonne d'attaque, l'initiale. Cela change tout. Ce n'est plus le même nom, ce n'est plus le même homme. Sa mère, son père eux-mêmes ne le reconnaîtraient pas. Une lettre erronée sur quatre : une proportion énorme, vingt-cinq pour cent, un quart. Et comme il s'agit de la lettre capitale, d'une majuscule faite pour attirer le regard, le pourcentage de vingt-cinq pour cent doit être revu et majoré, il convient d'appliquer un coefficient multiplicateur, au final on n'est pas loin de cinquante pour cent. Oui, près de la moitié. Une moitié d'erreur sur un nom, sur un être. Une atteinte à son intégrité. Une entreprise de démolition. Un début d'extermination. On a fait une faute d'orthographe à son nom. A quoi sert-il d'avoir le prix pour récolter cette infamie ? La courte joie de cette récompense a viré au cauchemar, sa journée est gâchée, sa semaine est gâchée, son année est gâchée, il n'aura pas trop de toute une vie gâchée pour oublier ce gâchis. Il aurait mieux valu ne jamais être distingué. Autant être un homme sans nom, un quidam. Ceux qui s'occupent de la culture et de la communication au Conseil général sont vraiment nuls. Comment ont-ils pu laisser passer ça ? N'y a-t-il personne pour relire ? Ou serait-ce une malveillance ? Serait-ce à dessein, par volonté de nuire, volonté de toucher au vif, auquel cas on ne s'est pas trompé. Tout est possible. Il n'a pas que des amis dans le département, ni dans le pays ; il a même d'anciens et solides ennemis comme ce putain de sale écrivain de renom tellement connu aujourd'hui que l'on n'écorche plus son nom. Il peut compter sur ses ennemis ; la haine a ceci de supérieur à l'amour qu'elle est indéfectible. On a fait une faute d'orthographe à son nom. Qui a commis l'erreur ? Qui doit être châtié ? Contre qui porter plainte ? Comme d'habitude les responsabilités se diluent, se délitent ; l'attaché culturel du département accusera les maquettistes d'avoir mal saisi le nom, ceux-là diront qu'il était mal écrit et sujet à interprétation. Il n'y a rien à faire contre une machine administrative, contre une chaîne d'opérateurs qui renvoient la faute les uns sur les autres, sur l'avant ou sur l'après, de l'amont à l'aval tout fuit et se débine, et puis, il est trop tard. Ce dépliant a été diffusé, multiplié à des milliers d'exemplaires. Les librairies, les bibliothèques, les centres culturels en sont inondés. On a fait une faute d'orthographe à son nom. On, toujours revenir à ce on, opaque, impénétrable. Ça le remplit de rage, d'une énergie de pure violence, inépuisable, qu'il ne sait contre qui diriger. Le voici réduit à tracer des mots sur une feuille blanche, à écrire sans fin, à la suite, pour vider sa rancœur, vider la querelle tout seul, faute d'ennemi identifié, tout seul contre ce on qui se dérobe, ce on tout rond qui n'offre aucune prise, aucune aspérité. On, ce pronom indéfini porte bien son nom, il est obscur, indistinct, commode pour dissimuler les coupables. Qui se cache derrière ? Sont-ils un, deux, plusieurs ? Quel sont leur visage, leur âge, leur sexe ? Qui est responsable, derrière ce on, derrière ce magma, ce pronom qui est à peine un mot, juste un son, une onomatopée marmonnée par dieu sait qui. Cet arbre cache toute une forêt. A l'abri de ce petit mot de deux lettres, tout le Conseil général du département se terre, aligné derrière à la queue leu leu sans une seule oreille qui dépasse, tous, les élus comme les fonctionnaires des services, les chargés de mission et cette cellule à la con qui s'occupe du Prix du Livre, avec la compétence que l'on sait ! Il est hors de lui. Il marche de long en large dans toutes les pièces de son appartement. Son corps est parcouru de tremblements et de tics. Il repense au discours suave et consensuel qu'il a prononcé dans les grands salons de la préfecture pour remercier le Conseil général de lui avoir décerné le prix. Ce jour-là, dans le magnifique décor un peu irréel, sous les lambris dorés et les lustres lourds, devant le parterre de personnalités et de journalistes, il a loué l'action culturelle de la collectivité, sa politique en faveur du livre ! Il a flatté les élus ! Il les a remerciés à plusieurs reprises ! Il leur a léché le cul ! Et voilà ce qu'il trouve en réponse : une faute d'orthographe à son nom. Une gifle. Un témoignage de mépris. Ce désastre lui ouvre les yeux. Il veut tellement être lisse, poli, civilisé, dans la norme et dans la règle, qu'on ne le distingue plus, qu'on ne le connait plus. Il devient transparent. On ne se souvient plus de son nom, on ne sait même plus l'écrire. Il va falloir qu'il arrête cette hypocrisie, ces beaux discours, ces faux-semblants, qu'il dise ce qu'il pense au lieu de mots convenus, factices et flatteurs, qu'il dise la vérité ; au moins on le remarquera, serait-ce pour s'en offusquer, et on lui prêtera enfin attention. On ne fera plus de faute d'orthographe à son nom. On le craindra. On aura peur de se tromper en écrivant son nom, on sera malade à l'idée de commettre une faute et on vérifiera, plutôt trois fois qu'une, on se relira, on se fera relire. On l'écrira en faisant gaffe, lentement, méticuleusement, en s'appliquant comme à l'école, la langue entre les dents, avec respect, avec un indéfinissable frisson dans le dos. C'est décidé. Rien ne sera plus comme avant. Plus de concessions. Il sera lui-même, clair, brutal, abrupt. On va l'entendre. Ils vont voir. Ils feront dans leur froc en pensant à lui, à sa vue ils se rouleront dans leur fange, il y aura de la merde jusqu'au plafond, ils écriront son nom avec leurs étrons, ils l'articuleront avec leur anus, ils le chieront sous eux, traçant les quatre lettres, une à une, gorgées de matière, sans la moindre faute et d'une forme impeccable, avec les pleins et les déliés.

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