Magazine Culture
Roland FUENTES, Douze mètres cubes de littérature, Le Rocher, 17 €.
Voici plusieurs années que l’on voit revenir le nom de Roland Fuentès au sommaire d’anthologies ou de nombreuses revues (dont la NRF, Nouvelle Donne), et ses textes ont commencé à être rassemblés en quelques plaquettes à tirage confidentiel qu’il a, avoue-t-il avec humour, « refourguées à sa sœur, à sa mère, aux copines de sa mère, à son cousin, à sa grand-mère et à quelques copains magnanimes ». Ce dernier recueil de nouvelles intitulé « Douze mètres cubes de littérature » a reçu le prix Prométhée de la Nouvelle, décerné par l’atelier Imaginaire sur manuscrit, et vient de paraître aux éditions du Rocher. On sait que le prix Prométhée inverse le circuit traditionnel de l’édition : ce n’est pas un professionnel, plus ou moins soumis à des impératifs commerciaux, qui tente d’imposer ses choix au public, mais un jury de lecteurs qui se rassemblent pour choisir qui doit être publié. Cette édition vient consacrer heureusement un talent singulier.
Si l’on peut qualifier Roland Fuentès d’auteur fantastique, il n’a pas pour autant recours à une imagerie ou à une panoplie convenue du genre ; il s’inscrit dans la tradition d’un fantastique littéraire, et procède par de subtils décalages avec la réalité. Son monde est peuplé de faits divers peu ordinaires, un tailleur de diamants de Saint-Claude se met à transpirer du lait, le clocher de la cathédrale de Strasbourg dépasse seul de la surface du lac ayant noyé la ville, il tombe de vraies cordes du ciel, le vent entraîne dans une ronde les habitants d’une ville gelée… La psychologie n’a pas cours ici, elle n’a pas sa place, remplacée par une vision du monde où l’homme n’est pas forcément premier et central : les animaux, les arbres, les choses parfois y ont une place équivalente. Les femmes vivent ainsi avec des chiens ou des singes, une taupe détruit un quartier résidentiel, les araignées deviennent l’attraction d’un musée.
Les repères de la raison, les lois de la perspective et de la gravité s’effacent : dans « Lignes de fuite », « les paysages fuyaient de toutes parts, les prairies volaient, le ciel engloutissait des villages, les cluses gisaient au fond d’un fleuve qui le matin même ne formait pas l’ombre d’un ruisseau ». Le lecteur en garde l’impression d’un monde en perpétuel mouvement, sans point d’ancrage ni vérité établie, dont il faut peut-être chercher l’origine dans cette confidence de l’auteur : « Une enfance entre Algérie et Provence, une famille « mélangée » et de nombreux séjours à l’étranger m’ont donné du monde l’idée d’un foisonnement extrême. La conscience que toute façon d’être et de penser est relative. » Le fantastique devient ici le prolongement adulte du merveilleux du monde de l’enfance, sa version littéraire.
Militant de la littérature essentielle, Fuentès anime par ailleurs inlassablement la revue Salmigondis, qu’il a hissée au rang des meilleures et qu’il diffuse au long de l’année dans les librairies et les salons du livre. Il appartient à cette espèce en voie de disparition des êtres qui ont une conception exclusive et sacrée de la littérature, et celle-ci devient le thème de certaines des meilleures nouvelles : un critique oubliant de s’alimenter se lance dans la lecture d’un carton de douze mètres cubes de littérature jusqu’à ce que mort s’en suive, Amadeo Lutti disparaît dans le livre de sa propre vie, dont la couverture lui sert de pierre tombale. Roland Fuentès croit de façon incorrigible, inaliénable au pouvoir de la littérature et de la fiction, concluant son livre par cette déclaration : « il faut être bien fou pour vouloir ignorer le pouvoir des histoires ».
article paru dans Europe n° 900 (avril 2004)