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Notes sur la création : Georges Steiner

Par Florence Trocmé

L'esprit authentique­ment privé, le gardien de la gravité silencieuse, dont Kierkegaard reconnut l'expression suprême chez Anti­gone, sont en perte de vitesse. En définitive, il est diffi­cile de repérer où, dans le cyberespace, en vertu de quelle licence, la solitude et l'intimité trouveront un espace où respirer. 
Cet effondrement d'un « ancien régime » de solitude et de réserve – la pudeur n'a pas d'équivalent moderne – affecte les ressources créatives antérieures au même titre que l'éradication du silence. La Kabbale a imaginé que l'accès de création est né d'une solitude si absolue que Dieu lui‑même en était frustré. C'est d'une solitude ten­due et de l'intimité des pouvoirs en sommeil, puis éveillés, que le créateur peuple ses perceptions et ses reconnaissances, et quand je dis « peuple », cela vaut aussi bien pour les constructions tonales du compositeur que pour les formes auxquelles l'artiste « donne corps ». Le surgissement germinatif depuis la solitude et le sanc­tuaire du moi est d'essence. Il donne au subconscient le droit d'accéder à ses récepteurs et, pour ainsi dire, à ses tours de guet avant les phénoménologies visibles et audibles. Le Richard II de Shakespeare, on l'a vu, l'ex­prime de manière mémorable : 
 
Et comme le monde est populeux, 
Et qu'ici il n'y a d'autre créature que moi,  
je ne le puis; mais je vais y œuvrer. 
je montrerai que ma cervelle est la femme de mon âme,  
Mon âme est le père, et à elles deux elles engendrent 
Une génération de pensées qui pullulent encore 
Et ces mêmes pensées peuplent ce petit monde

 
George Steiner, Grammaires  de la création, Gallimard 2001, p. 377 


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