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La théologie de la libération, d’hier à aujourd’hui

Par Alaindependant

 « Dieu, pauvre et massacré,
   crie vers le Dieu de la vie
   de la collective croix
   soulevée
   contre le soleil de l’Empire et ses ténèbres,
   face au voile du Temple ébranlé »

Pedro Casaldáliga (poète et évêque émérite de São Felix d’Araguaïa, Brésil)


En 1971, Gustavo Gutiérrez publiait Teología de la liberación. Perspectivas (éd. CEP, Lima), consacrant publiquement un courant théologique qui allait profondément marquer l’histoire de l’Église et de la société latino-américaines. Quarante ans plus tard, un retour s’impose sur cette théologie qui a non seulement renouvelé la compréhension du christianisme, mais aussi stimulé l’articulation étroite de la foi et de la justice dans les autres religions.
 La théologie de la libération n’est évidemment pas née en vase clos. Son surgissement est inséparable du bouillonnement ecclésial, social et politique qui a caractérisé les années 1960-1970 en Amérique latine, qualifié d’une image forte : « l’irruption des pauvres ». En effet, ceux et celles qui vivaient dans des conditions matérielles intolérables et constituaient la majorité du continent, mais y étaient invisibles et inaudibles, se sont mis à apparaître bruyamment dans l’espace public. Les pauvres et opprimés des villes et des campagnes s’organisaient et se mobilisaient pour changer le cours des choses. Cela grâce à un travail de conscientisation et d’éducation populaire de longue haleine mené, entre autres, dans le cadre de l’Action catholique et de la pédagogie de l’opprimé de Paulo Freire, depuis les années 1950. De non-personnes qu’ils étaient, ils devenaient acteurs et sujets de l’histoire – de leur propre histoire. Déferlante humaine sapant les bases d’un ordre injuste, établi avec la bénédiction de Dieu.
 L’Église n’a pas été épargnée. Les pauvres émergeaient aussi au sein des communautés ecclésiales de base centrées sur la participation active des laïques, le partage de la parole et la lecture populaire de la Bible. Là se réinventait une nouvelle manière de faire Église.
 Au contact de ces petites communautés chrétiennes et de cette réalité sociale et politique, des théologiens ont forgé la théologie de la libération qui s’est répandue comme une traînée de poudre et un souffle d’espérance. Les attaques de la part de Rome, ainsi que la répression politique qui s’est abattue sur cette manière de comprendre Dieu, l’Église et le rôle des chrétiens engagés dans la lutte contre le capitalisme prédateur, montrent à quel point elle menaçait radicalement les structures de pouvoir.
 Aujourd’hui, la théologie de la libération n’est plus guère présente dans les instances officielles de l’Église catholique. La plupart des évêques – nombreux dans les années 1970-1980 – qui y étaient favorables sont décédés (sauf quelques exceptions comme Paulo Evaristo Arns, Pedro Casaldáliga et José María Pires, du Brésil). Ils ont été souvent remplacés par des évêques conservateurs chargés de défaire leurs actions pastorales. Mais la théologie de la libération continue de nourrir la réflexion de nombreux centres d’études tenus par des laïques, la foi de communautés ecclésiales de base ainsi que la pratique des chrétiens qui se sont engagés dans les mouvements sociaux.
 Elle demeure ainsi pour un grand nombre un référent essentiel même si, aujourd’hui, elle s’est démultipliée sous diverses formes – théologie féministe, éco-féminisme, éco-théologie, théologie indigène, etc., qui reprennent et déploient ses grandes intuitions.
 La théologie de la libération se fonde en effet sur l’intuition forte du christianisme qui voit dans les pauvres le signe de la présence de Dieu dans le monde, à quoi fait écho le principe éthique de « l’option préférentielle pour les pauvres » souvent évoqué.L’oppression, l’humiliation, la misère, la souffrance, sont les lieux privilégiés de l’expérience de Dieu, d’un Dieu qui prend parti pour les pauvresau point où il établit sa demeure parmi eux, partageant leurs souffrances, leurs espoirs, leurs luttes. Ce parti pris est l’expression même de son amour universel qui ne peut tolérer le scandale de l’injustice. Il n’y a pas d’échappatoire possible pour ceux et celles qui désirent le servir : suivre Jésus signifie être aux côtés des pauvres, solidaires. La foi chrétienne est l’accueil difficile mais libérateur de cet amour, obligeant à sortir du chez soi confortable et à entrer dans une certaine forme d’errance et de désappropriation, enjoignant toujours à des pratiques, fussent-elles balbutiantes, de libération : briser les chaînes, répartir les biens, débusquer les exclusions, vivre sans exploiter, accueillir l’exclu. Apprendre à vivre humblement et à résister aux pouvoirs qui écrasent et spolient.
 Un fondement de la foi chrétienne, aux répercussions sociales et politiques évidentes, est ainsi rappelé. Ce qui plaît avant tout à Dieu, ce n’est ni la pratique de rituels, ni l’assiduité aux sacrements, ni la lecture de la Bible, ni même la prière ou la contemplation, bien que tout cela fasse partie intégrante de l’existence chrétienne. C’est plutôt la justice en tant qu’effort pour mettre fin à l’inhumanité, à la défiguration de Dieu. Le cri des Abel de l’histoire, qui perce le ciel depuis les origines, doit traverser nos silences, nos pratiques, notre existence de part en part et nous guider sur les chemins de la libération.
 Même si les brèches ont vite été colmatées, même si la voix de la théologie de la libération a été en grande partie muselée au sein des institutions ecclésiales « officielles », cette remémoration subversive de l’Évangile continue son œuvre d’espérance. N’en sortent pas indemnes notamment les fondements d’une Église qui s’est construite depuis des siècles à partir d’un modèle antiévangélique – impérial, pyramidal, hiérarchique et patriarcal – sauf à choisir comme Le Grand Inquisiteur,dans le fameux conte de Dostoïevski, de chasser Jésus hors de ses murs, parmi les déshérités de la terre, pour qu’il ne la dérange plus dans son commerce religieux attirant des foules assoiffées de croyance.  
  La théologie de la libération fonde ainsi son regard sur l’incarnation d’un Dieu qui n’est pas hors de l’histoire et du monde. Il habite en nous, impuissant et fragile, mais source d’un souffle vivifiant qui permet de surmonter nos peurs et de témoigner de la dignité humaine et de la beauté du monde.

Jean-Claude Ravet

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