« Acceptable comme tout écrivain de valeur, Houellebecq ne l’est pas. Son encre est trempée dans le cyanure, sa littérature est dangereuse, parce qu’elle dit le pays dans lequel nous vivons », Marc Weitzmann[1]
leur désir. Chez Houellebecq, les quinquagénaires salivent sur des nymphettes dont les corps sont très beaux, bandants, mais creux. Ce sont généralement de petites « garces » de dix-sept ou dix-huit ans incapables, bien souvent par bêtise crasse, de sortir de l’amour de leur petite personne sans existence, sans importance[4]. Des crétines aussi belles que stupides. Plus tard, lorsqu’elles seront devenues des femmes, elles prendront « des calmants, (feront) du yoga, (iront) voir des psychologues ; (les femmes) vivent très vieilles et souffrent beaucoup. Elles vendent un corps affaibli, enlaidi ; elles le savent et en souffrent. Pourtant elles continuent, car elles ne parviennent pas à renoncer à être aimées. Jusqu'au bout elles sont victimes de cette illusion. A partir d'un certain âge, une femme a toujours la possibilité de se frotter contre des bites ; mais elle n'a plus jamais la possibilité d'être aimée. Les hommes sont ainsi voilà tout »[5] nous dit un Houellebecq sans appel. II. Houellebecq, le moraliste A l’instar de Camus, de Dagerman ou de Sartre, il y a quelque chose chez Houellebecq qui me fait dire qu’il est la conscience de son temps. Il est la conscience de toute une génération dont il est devenu le porte-parole. La mienne. J’en suis. Il est notre miroir. Un miroir qui nous renvoie une image si abominable, qu’elle nous interpelle autant qu’elle nous effraie. Une image si insupportable qu’elle nous révolte aussi ! Houellebecq n’est pas un écrivain monstrueux. Juste un auteur qui a décidé de mettre le doigt là où ça fait mal, c’est-à-dire sur notre condition humaine et détestable. Il veut nous montrer ce que personne ne veut ni voir ni entendre. Et pour le comprendre, il faut écouter ce que prône Houellebecq, à savoir que pour être vrai, il faut être « abject ». Ça n’est pas seulement de dénoncer la platitude angoissante d’un quotidien immanent et insipide[6]. Ça n’est pas vraiment de s’inscrire dans un courant littéraire prétendument « subversif »[7], plus près des préoccupations cachées des lecteurs, que d’une perspective « politiquement incorrect ». On pourrait bien sûr assimiler Houellebecq à ces écrivains qui creusent les sujets dont personne ne veut entendre parler pour faire chic, afin d’être un écrivain sensationnel, en insistant sur la maladie, l’agonie, la laideur, la mort, ou encore l’oubli. Mais ne serait-ce pas réducteur ? La critique est d’ailleurs réversible. Pourquoi faudrait-il escamoter la laideur du monde ? Qu’est-ce qu’il y aurait de critiquable à montrer ce qui est particulièrement familier ou anodin ? Dans cette esthétique de la laideur, on a voulu voir un effet de mode, une stratégie littéraire, un calcul intéressé. L’attaque est intéressante, mais elle n’épuise pas pour autant la force de l’œuvre houellebecquienne ; elle ne met guère à sac, la galerie de monstres que cette œuvre nous donne à voir, en nous montrant, comme dans un jeu de miroirs, ce que nous sommes probablement devenus. Est-ce qu’il nous viendrait à l’idée de reprocher à Flaubert aujourd’hui, d’avoir construit toute son œuvre autour d’objets triviaux, c’est-à-dire tous ces objets tristement familiers qu’au quotidien on ne regarde même plus ? Il avait d’ailleurs, une très belle formule, pour justifier son choix : il disait « l’ignoble me plait, c’est le sublime d’en bas ». L’attaque est donc un peu facile : on cherche à se démarquer des autres, on prétend choquer en se glissant dans le « politiquement correct », on exacerbe ses frustrations et sa haine de la vie. Néanmoins, une question demeure : pourquoi tant d’acharnement contre Houellebecq depuis déjà dix ans ? Les arguments suscités seraient-ils suffisamment recevables pour répondre cette seule question valable. En réalité, non. Et on ne comprend pas le malaise qu’a créé Houellebecq, si l’on ne comprend pas qu’en dénonçant un système libéral économique et sexuel, en mettant en mot ce que tous avaient au rebord de la conscience, il s’est volontairement transformé en une victime de la vindicte des « faibles », des hommes du ressentiment qui ne supportent pas d’être ainsi mis à jour. On pourrait d’ailleurs le comparer sans ironie à ce messager dans la tragédie grecque antique, qui, apportant une mauvaise nouvelle à la cité, se voit la cible de la colère de tous car, ne pouvant détruire le message, on s’en prend naturellement au messager. J’ai toujours été convaincu qu’il y avait quelque chose de profondément humain dans le message de Houellebecq. Antilibéral forcené, on lui en a longtemps voulu, notamment les femmes, de montrer le sacrifice de la gent féminine, voire la disgrâce de leur solide rôle dans la société patriarcale d’antan, transformée par la société libérale et consumériste, en véritable marchandise. Mais il faut admettre que Houellebecq ne les a jamais ménagées, notamment quand il aborde les relations sexuelles entre les hommes et les femmes. Sûrement comme l’avance Bruno Viard a-t-il des comptes à régler avec sa mère[8]. Ce dont je suis sûr, pour en avoir fait personnellement l’expérience, c’est que la frustration adolescente que Michel Thomas ressenti autrefois, devant ces corps de nymphes qui lui parurent longtemps inaccessibles, resurgit soudain, dans des critiques au vitriol. Aussi, loin des idées reçues, Houellebecq n’est pas un misogyne, mais plutôt un écrivain qui idéalise la femme. Lorsqu’il écrit par exemple dans Les particules élémentaires : « Les femmes sont meilleures que les hommes. Elles sont plus caressantes, plus aimantes, plus compatissantes, et plus douces ; moins portées à la violence, à l’égoïsme, à l’affirmation de soi, à la cruauté »[9], venant d’un esprit aussi brillant que celui de Houellebecq, on croirait presque à une sorte d’ironie feinte. A la réflexion, j’opte, pour un idéalisme naïf, porté par un culte du sacré qui intègre LA femme, ayant toujours empêché Michel Thomas, puis Michel Houellebecq, d’avoir des relations normales avec le sexe opposé en général.


En ouverture :
Michel Houellebecq photographié par R. Montfourny (Les inrockuptibles)
[1] « Houellebecq, aspects de la France », Le Monde, 7 septembre 2001, p. 14.
[2] Michel Houellebecq, Les particules élémentaires, Paris, Flammarion, 1998.
[3]« En somme, l’idée d’unicité de la personne humaine n’est qu’une pompeuse absurdité. On se souvient de sa propre vie, écrit quelque part Schopenhauer, un peu plus que d’un roman qu’on aurait lu par le passé », op. cit.
[4]« Je me souvenais d’être passé le matin même devant le lycée Fénelon. C’était entre deux cours, elles avaient quatorze, quinze ans et toutes étaient plus belles, plus désirables qu’Isabelle, simplement parce qu’elles étaient plus jeunes. Sans doute étaient-elles engagées pour leur part dans une féroce compétition narcissique, - les unes considérées comme mignonnes par les garçons de leur âge, les autres comme insignifiantes ou franchement laides ; il n’empêche que pour n’importe lequel de ces jeunes corps un quinquagénaire aurait été prêt à payer, et à payer très cher, voire le cas échéant à risquer sa réputation, sa liberté et même sa vie », », La possibilité d’une île, Paris, Fayard, 2005, p.84.
[5] Michel Houellebecq, Les particules élémentaires, Paris, Flammarion, 1998.
[6] Voir Michel Houellebecq, La carte et le territoire, Paris, Flammarion, 2010.
[7] Même si, depuis son prix Goncourt obtenu en 2010, Houellebecq est en danger de mode, devenu depuis, un auteur plutôt « bobo », autrement dit, on achète ses livres mais on ne les lit pas.
[8] Les relations difficiles avec sa mère sont notoires aujourd’hui. Cf. Bruno Viard, Houellebecq au laser. La faute à Mai 68, Nice, Les Editions Ovadia, 2008, p. 44 et sq.
[9] PE, p. 205.
[10] Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, (EDDL), Paris, Editions Maurice Nadeau, 1994.
[11] EDDL, (rééd. J’ai lu, p. 66-67.)
[12] « Il faut écrire un texte religieux pour changer le monde », Interview Les inrockuptibles, octobre 2005.
[13] Voir à ce propos Nancy Huston, Professeurs de désespoir, Arles, Actes Sud, 2004 (précisément le chapitre intitulé : « L'extase du dégoût », p. 279 sq.
[14] Nancy Huston, op. cit.
[15] « Cela dit, il avait eu tort sur un point : on peut très bien vivre sans rien espérer de la vie ; c’est même le cas le plus fréquent », Lanzarote et autres textes (L), Paris, Flammarion, 2002, (rééd. Librio, p.54.)
[16] Michel Houellebecq, Plateforme, Paris, Flammarion, 2001.
[17] « Je sais que c’est difficile à croire, mais à l’heure actuelle, je ne sais plus très bien ce qui, dans mes romans, relève de l’autobiographie ; je suis par contre très conscient que cela n’a aucune importance », in « C’est ainsi que je fabrique mes livres. Entretien avec Frédéric Martel », La NRF, n°548, janvier 1999, pp. 197-209.
[18] Michel Houellebecq, La possibilité d’une île, Paris, Fayard, 2005, p. 368.
