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Souvenirs inédits, par Jeanne de Beaufort (3/3)

Par Blogegide
Suite et fin des souvenirs de Jeanne d'Etchevers parus en 1964 dans La Gazette deLausanne, neuf ans avant son livre Quelques nuits, quelques aubes (Jeanne de Beaufort, Madrid, 1973) : les derniers temps au Foyer Franco Belge, l'érosion du sentiment d'utilité, la routine, les besoins moins fréquents... Et l'évocation d'un autre jeune garçon rencontré au Foyer, Jean Billiet, auprès de qui Gide joua les précepteurs.
Souvenirs inédits, par Jeanne de Beaufort (3/3)
SOUVENIRS INÉDITS SUR ANDRÉ GIDE (première partie)(deuxième partie)
"NOUS SOMMES ÉMUS...
Gide qui paraissait exténué et dontles yeux nécessitaient quelque repos dut se décider à partir àCurverville où l'appelaient des questions de son domaine. Il yretrouvait auprès de Mme Gide, son beau-frère et grand ami MarcelDrouin, ses belles-sœurs, ses petites nièces et neveux, les JacquesCopeau, Mme Jacques Rivière, et... ses longues soirées avec Chopin.Ses lettres nous arrivaient pleines de notre travail comme le prouvecelle-ci, réponse à l'une des miennes où je lui avais dit qu'unede nos pauvres petites réfugiées avait, en se réveillant trouvésa mère morte dans leur lit.
Cuverville, 11 mars1916. Chère Madame et amie,Nous sommes tous ici extrêmementémus par votre lettre... Oui, certes je revois la petite Forest etje pense à elle avec une grande tristesse. Que va devenir cettepauvre enfant ? Qui est cette grand-mère auprès de qui elle vavivre et dont je ne me souviens absolument pas ? Ma femme propose dela prendre à Cuverville, si vous estimiez que cela pût être bonpour elle... c'est-à-dire si sa situation vous paraissait par troplamentable.Mais, je voudrais qu'elle passâtd'abord à la visite médicale et que l'un de nos médecins donnâtsonavis, car le climat d'ici est assezrude. Elle pourrait, au besoin faire le voyage avec Mme Jacques Rivière que nous attendons, dans une dizaine de jours. Causez-enavec Mme V. R. et décidez pour le mieux sans cause d'indiscrétion,car, au contraire, je vous sais gré de m'avoir parlé de cettetristesse.Ici, tout va bien, sauf que j'ai lesyeux de nouveau très fatigués et que, depuis quelques jours j'ai dûm'interdire à peu près toute lecture. Un peu de mal du Foyer aussi,car mon cœur et mes pensées hantent bien souvent la table No1 et...même les autres,Au revoir, mes affectueux sourires àJacqueline et mes meilleurs souvenirs à vous. Ma femme y joint lessiens.Tout amicalement votre,André Gide.
Puis, il nous revenait, tout d'un coupsans crier gare avec un élan et une ardeur où je croyais déjàdiscerner comme un remords de ses absences présente et futures...
Monsieur Gide et l'heureux petit homme
Je me souviens d'une de ses arrivées,un jour froid de novembre où quelques-uns d'entre nous prenaient unelasse de thé derrière les paravents afin d'éviter et deneutraliser, si possible les grippes, microbes et rhumes dontl'atmosphère du Foyer était saturée. Il arriva, son grand loden auvent et, sur son visage une expression de blâme si concentréequ'elle semblait s'adresser à chacun de nous personnellement. Sansrien dire il nous fit sentir l'indécence de cette petite réunionconfortable si près de nos pauvres amis. Cela jeta sur nous un froidplus glacial que celui de la rue... Que de fois depuis, et pendantses absences, alors que je voyais de la lumière derrière lesparavents ou que j'y croyais entendre du bruit de porcelaine n'ai-jepas résisté au plaisir d'y annoncer que le train de Cuvervillerentrait en gare.Pendant les absences de plus en plusrenouvelées de M. Gide, mes lettres ne lui transmettaient pastoujours des nouvelles aussi navrantes que celles de la pauvre petiteForest ; la plupart le tenaient au courant de notre vie quotidiennedu Foyer qu'il voulait entièrement partager avec nous comme on lesentira dans cette réponse.
Cuverville, mardi.Chère Madame Je comprends mais un peu tard quej'ai fait une bêtise en vous demandant de me renvoyer ici moncourrier. Il eût fallu vous demander de l'ouvrir d'abord, nouseussions évité des contretemps fâcheux et des retards... Voicitrois lettres que je reçois ce matin et qui me sont cause desréflexions précédentes. Vous ferez pour le mieux et saurez dire :tant pis.Je compte rentrer au Foyer jeudi,vers la fin du jour de manière à être nu Foyer vendredi. Monesprit ne se débarrasse pas facilement des préoccupations de là-baset, je sens trop que je n'achète mon repos qu'au prix de la fatiguedes autres et de la vôtre en particulier. Désormais en tout cas,ouvrez toutes mes lettres et gardez-les moi. Renvoyées ici, ellesrisqueraient de n'arriver qu'après mon départ. Veuillez annoncermon retour à Mme Van Rysselberghe; je suis honteux de ne pas luiavoir écrit. Tous mes souvenirs à nos compagnons d'œuvre. Pourvous, l'assurance de mes sentiments très amicaux.André Gide.P. S, Si je n'étais pas làvendredi, dites au petit Jean Billiet que je ne l'oublie pas et suisbien décidé à le sortir de là. Veuillez dire ce qui en est à MmeThéo ; qu'il ait un peu de patience, car l'Ecole de la Rue Taitboutn'est pas encore organisée. Peut-être Underwood vaudrait mieux ?Remettre à du Bos la lettre deBerthe Willière. Faire envoyer le 7 la Revue Hebdomadaire à CharlesMeunier.Tâchez, si Mme Van Rysselberghe estde retour de la faire recommander à Mme Chausson pour la printemps àJeanne Hougrand.
Le petit Jean Billiet sur lequel M.Gide me demandait de veiller en son absence était un petit bonhommede 14 ans environ, sérieux comme un pape, râblé, rouquin et qui end'autres circonstances n'eut attiré aucune attention. La figure biennette, pas très grand pour son âge, il arrivait au Foyer exactementtoujours le même jour à la même heure pour y toucher l'allocationde sa mère retenue chez elle par d'autres enfants. Son père étaitprisonnier en Allemagne. Sitôt arrivé, il s'asseyait, tirait unlivre de sa poche, et se mettait à lire sans se préoccuper le moinsdu monde de ce qui se passait autour de lui. L'appel de son nom lesurprenait toujours. Il allait ensuite à la caisse et y signait sonchèque avec le sérieux d'un notaire. Ses livres qui n'étaientjamais les mêmes traitaient surtout de voyages et de sciencesvulgarisées. Ils étaient l'objet de longues conversations avec M.Gide qui lui en prêtait d'autres, en corrigeait méticuleusement lesrésumés qu'il lui en demandait. Leurs séances étaient devéritables classes. En somme le petit Jean Billiet était un heureuxpetit homme pour qui ce séjour forcé à Paris devenait une vraiechance. On sentait en lui une vive curiosité, une grande impatienced'apprendre. Son rêve : entrer vite dans une bonne école et ensortir savant au retour de son père.Mais déjà cet automne de pluie et depeine devenait un autre hiver, bientôt, une nouvelle année. Laroutine, il faut bien le reconnaître, s'infiltrait peu à peu,malgré nous dans notre travail par la constance même du malheur...cette routine, l'horreur de Gide, qu'il guettait cependant en nous...et dont il exécrait l'idée même... à moins qu'il ne désirât lavoir s'y établir pour enfin... s'en évader lui même.
LA FIN ÉTAIT VENUE
Dans les postscriptums inquiets de seslettres et les annotations du même genre qui s'amoncelaient sur matable, je ne pouvais m'empêcher de sentir dans son étrange ardeur àne rien laisser échapper ou plutôt à ne rien vouloir laisseréchapper, comme un effort désespéré de s'accrocher à tout pourse retenir un peu encore à ce qu'il désirait fuir de tout lui mêmepour... retrouver enfin... sa précieuse disponibilité.Car ses absences allaient se succédantrapidement et ses séjours parmi nous étaient de plus en plus courtset malheureux. Notre travail s'amenuisait. Beaucoup de réfugiésavaient trouvé à Paris et ailleurs des emplois et un mode de viedéfinitif. Les industriels du Nord et de l'Est sous l'impulsiond'Albert Thomas repartaient dans toute la France. On commençait ànous rendre des cartes d'immatriculation. Quelques-uns d'entre nousquittèrent le Foyer pour reprendre leurs occupationsd'avant-guerre...Chaque soir de ma petite porte jeguettais cette nuit déjà nouvelle, j'en interrogeais la vie, lachaleur, la protection diminuantes. Ce ciel s'éclairerait-il pour lemeilleur ou pour le pire ? Un autre printemps allait venir et aprèslui, tout serait-il fini de ces jours si humains ?Sans nous en parler jamais M. Gidesavait comme moi que la fin était venue, la fin d'une vie qu'iln'avait jamais prévue, qu'il ne revivrait jamais, qu'il avait vécusi amplement et où il avait laissé peut-être le meilleur delui-même ?Mais ce n'est pas à moi de le dire...ni même de le deviner... Les yeux bien ouverts, la bouche bienfermée je garde à tout jamais en moi le souvenir unique d'untendresse humaine répandue tumultueusement jusqu'à sonépuisement...Et maintenant quand la brise du soir,celle de ma jeunesse revient de loin en loin palpiter autour de moi,près de la table No 1 au Foyer Franco-Belge 63 Avenue des ChampsElysées, ce ne sont pas des fantômes que je revois, mais des amistoujours présents et à jamais comblés d'un très beau, d'un uniquesouvenir :Celui du Monsieur Gide des années 16."
Souvenirs inédits surAndré Gide, par Jeanne de Beaufort, La Gazette de Lausanne,12/13 septembre 1964"

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