Il est assez rare de voir en France des sculptures ‘non-corporelles’ d’Antony Gormley et il faut donc absolument aller au Moulin, l’espace francilien (certes un peu loin de Paris) de Galleria Continua, car vous aurez là une occasion unique de voir (jusqu’au 6 mai) deux des pièces plus spatiales que corporelles de cet artiste (sachant d’ailleurs que ce n’est pas tant le corps qu’il représente que l'espace que celui-ci occupe).

Donc imaginez un grand cube d'aluminium blanc percé de milliers de petits trous réguliers; par chaque trou, la lumière entre dans l’espace et, par chaque trou, on peut, de l'extérieur, regarder l'intérieur. Si, au lieu d’observer depuis l’extérieur, vous pénétrez précautionneusement dans le cube, vous devez naviguer entre un grand nombre de tubes plus ou moins longs qui émergent des parois, du sol et du plafond; ils entravent vos déplacements, vous devez les contourner, vous faufiler entre eux, non sans danger de vous cogner, de trébucher, voire de vous éborgner. C’est un peu une version édulcorée de la Vierge de fer, cet instrument de torture médiéval où on enfermait apostats et adultères. Il y a bien, au centre, un endroit où l’on est en sûreté, un œil du cyclone, mais vouloir explorer le reste de l’espace nous met aussitôt en danger. Les tubes sont comme des tubes endoscopiques, faits pour voir à l'intérieur du corps. Etant à l'intérieur, vous pouvez aussi inverser la relation voyeur/vu et coller votre oeil à l’extrémité d’un tube pour regarder le monde extérieur. La lumière pixelisée se diffracte par tous ces orifices. On est désorienté, mais pas sans repères, car ce sont ici les repères mêmes qui nous trompent, nous déroutent. C'est une installation à la mesure de notre corps, faite pour qu’on en expérimente tous les recoins, toutes les contorsions. C'est pour moi la pièce la plus emblématique du travail de Gormley.


En effet, ce n’est pas le corps que Gormley veut représenter, mais l’espace qu’il occupe. Il s’intéresse surtout à la fonction de mémoire et de transformation du corps, qui, pour lui, est un lieu d’expérience, un levier pour une expérience émotionnelle, la découverte d’une vérité subjective. Pour Gormley, l’art, loin de conforter des certitudes, doit avant tout être un catalyseur permettant de voir les choses différemment. Il s’agit, pour nous, non pas de regarder, mais d’expérimenter, et c’est bien ce que permettent et encouragent ces deux installations.

Photos de l'auteur.