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DÉCODAGE DE L'IMAGE ÉGYPTIENNE - XX. LES CUILLERS ORNÉES (Troisième partie)

Publié le 25 octobre 2011 par Rl1948

 

   Si quelqu'un pouvait les réunir dans un ouvrage d'ensemble, il consacrerait à la gloire de l'art égyptien un monument dont l'intérêt dépasserait celui d'un colosse ou d'une pyramide.

Jean CAPART

Propos sur l'Art égyptien

Bruxelles, F.E.R.E., 1931,

p. 132.

  

   Samedi dernier, à la fin de la seconde de mes interventions liminaires, je vous avais proposé un nouveau rendez-vous aujourd'hui, amis lecteurs, au Département des Antiquités égyptiennes du Musée du Louvre, en vue de nous pencher sur ces merveilles de raffinement esthétique que sont les cuillers ornées, non pas, vous vous en doutez, pour faire honneur à la suggestion du grand égyptologue belge que j'ai reprise en exergue ce matin, mais plus simplement pour tenter d'en comprendre toute la symbolique.  

     Commençons, voulez-vous, par cette très belle pièce (N 1725 a), alliant ébène et ivoire, mesurant 32,7 cm. de long que nous avons ici devant nous, dans la vitrine 13 de la salle 24, au premier étage de l'aile Sully. Le visage de la jeune beauté au nez retroussé et aux yeux en amandes, détails typiques des têtes attribuées à Amenhotep III, ancre sans conteste l'objet au sein même de l'époque de ce souverain de la brillante XVIIIème dynastie.

N-1725-a.jpg

  

   Si c'est ici une oie qui en constitue le cuilleron, nous remarquerons qu'en salle 9 du rez-de-chaussée, la vitrine 3 nous donne à voir un petit "bijou" semblable (E 218) fait de buis, d'ébène et d'ivoire mesurant quant à lui 29,3 cm de long et présentant cette fois un canard dont les ailes et la queue servent également de couvercle au godet creusé dans le corps même de l'animal.

E-218.jpg

 

   Canards ou oies, nous voici incontestablement en présence de deux anatidés des marais nilotiques. Ce n'est évidemment ni le hasard ni la quête d'un certain esthétisme - pourtant bien présent - qui ont justifié le choix de ces deux motifs dans le chef des artistes de l'époque : ils sont empreints d'éléments symboliques ressortissant au domaine de la pure sémantique, comme ce fut d'ailleurs très souvent le cas dans l'art égyptien.

Certains égyptologues les appellent même des "cuillers-rébus".

   Il appert, après de minutieuses analyses, que leur cuilleron ne présente pas la moindre trace d'usage : nous pouvons dès lors avancer qu'elles n'ont manifestement jamais connu de destination pratique quotidienne, partant, les considérer comme des objets rituels relevant du seul mobilier funéraire et dont la signification religieuse est patente.

     Ce matin, je vous propose de seulement nous intéresser à l'oie. Pour, dans un premier temps, préciser qu'elle constituait un emblème hiéroglyphique - (nous sommes donc bien là au coeur même de l'aspect sémantique dont je soulignais à l'instant la présence) - qui pouvait se lire Geb, nom du dieu de la terre que, par ailleurs, certains textes funéraires définissaient par le syntagme de "Grand Jargonneur".

   Rappelons-nous que la parèdre de Geb, dans l'ennéade d'Héliopolis, était Nout, déesse du ciel. Arguant du fait que cette divinité primitive fut, de tout le panthéon égyptien, la seule à être représentée sous l'apparence d'une jeune femme entièrement nue pour autant qu'elle soit allongée sur l'étendue céleste, l'on peut, après avoir compris que la tête de l'animal symbolisait Geb, identifier sans peine la personne qui forme ici le manche de la cuillère à la déesse-mère Nout évoluant dans le ciel nocturne ; ce ciel que les mythes égyptiens considéraient comme gorgé des eaux éternelles : ne rencontrons-nous pas dans cette littérature mythologique Rê, un des fils de Geb et de Nout, s'y déplaçant chaque nuit grâce à une petite embarcation ?

   Nout, considérée en tant que voûte céleste, s'étend d'ouest en est et ses représentations au plafond de certaines tombes ou à l'intérieur du couvercle de divers sarcophages lui donnent une silhouette extrêmement allongée qui, selon les égyptologues français Christine Favard-Meeks et Dimitri Meeks, évoque l'infinie longueur de la barque de Rê ; cette dernière assertion me permettant d'expliquer la position très étirée que prend le corps des jeunes femmes des cuillers d'offrandes.

 

   Des textes religieux nous expliquent que Nout, chaque soir, avale le soleil à son couchant qui, la nuit durant, traverse son corps de manière à renaître à l'aube nouvelle : existe-t-il plus beau symbole de  renaissance, de régénération d'un défunt que celui-là ?

     Ce couple, dans la conception cosmogonique héliopolitaine, eut aussi pour fils Osiris, dieu des morts. Pas étonnant, dès lors, que ces petits ustensiles fassent partie du mobilier funéraire destiné à notamment préserver la vie post mortem en faisant offrande aux dieux que chaque défunt - devenu un nouvel Osiris parce que reconnu justifié par le Tribunal divin lors de la psychostasie -, sera susceptible de retrouver dans l'autre monde ; destiné aussi - c'est le cas de celles qui présentent des symboles à connotation érotique que sont canards, fleurs de lotus, tiges de papyrus, etc., (j'y reviendrai samedi) -, à permettre une régénérescence qui assurera au trépassé un devenir dans l'Au-delà semblable, si pas meilleur, à la vie qu'il a connue ici-bas et, surtout, qui lui permettra de recouvrer sa vigueur sexuelle à son acmé.

   C'est avec cette idée de renaissance qu'il faut aussi considérer les perruques - ici en ébène - dont ces beautés se parent : leur symbolique liée à la sexualité n'est plus à démontrer. Remarquez sur nos deux exemplaires ci-avant combien l'artiste a su donner un aspect élégant alors qu'elles sont en principe saturées d'eau !

   Tout aussi métaphoriquement, la coiffure est associée à Hathor, déesse du plaisir d'amour, dont la chevelure - ou la perruque ? - était unanimement célébrée dans les textes comme particulièrement abondante, certes, mais douce et parfumée aussi ; en un mot, irrésistiblement séductrice.

   Signifiants érotiques également, je le souligne au passage, que le tour de cou et la ceinture de hanches que l'on peut  considérer comme les seuls vêtements de ces jeunes femmes.

   Hathor, ne l'oublions pas, est également riche d'une autre connotation érotique bien spécifique : détentrice en effet dans les croyances génésiaques égyptiennes d'une "mission" particulière auprès du démiurge, elle doit manuellement provoquer chez lui une excitation sexuelle telle qu'il soit virilement à même de créer le monde. N'est-elle pas appelée "Main du dieu", quand elle est assimilée à Nebet-Hetepet - déesse dont le nom, je le souligne incidemment, signifie Maîtresse du pubis  ?

Admettez, amis lecteurs, que l'on ne peut être plus explicite !

   Et tant que j'évoque Hathor, permettez-moi d'également rappeler qu'elle était divinité de la danse, partant, de la musique, notamment du jeu de harpe. Les archéologues ont ainsi exhumé des cuillers ornées de symboles hathoriques évidents, reconnus comme érotiques, tels les manches figurant de jeunes femmes nues jouant qui du luth qui du sistre, susceptibles de divertir, dans tous les sens du terme, le défunt dans sa tombe de manière que son éternité soit la plus agréable possible.

   Et des scènes évoquant semblables loisirs peintes sur les parois de mastabas de l'Ancien Empire à Saqqarah et d'hypogées du Nouvel Empire dans la montagne thébaine n'ont évidemment pas d'autre raison d'être qu'assurer une survie heureuse à leur propriétaire.

     Bès, le nain ventripotent favori d'Hathor, censé d'une part protéger les parturientes ainsi que les nouveau-nés mais aussi, d'autre part, notamment quand il pratique un instrument de musique, considéré comme dieu du libertinage, l'accompagnait personnellement jusqu'aux marches asiatiques : il orna donc lui aussi certaines cuillers retrouvées dans des mobiliers funéraires.  

   Parce que, dans la mythologie égyptienne, la personnalité de Nout et d'Hathor était intimement mêlée à l'apparition - entendez : la (re)naissance - quotidienne du soleil et des étoiles, y faire d'une manière ou d'une autre référence dans la tombe, se révélait primordial pour tout défunt puisqu'elle lui garantissait sa propre régénération sans cesse réitérée.

   La présence de ces différents symboles hathoriques ornant les cuillers se comprend aisément dans la mesure où il n'est plus à démontrer que pour qu'il y ait naissance (ou renaissance), il faut accouplement préalable : tous ces marqueurs teintés, peu ou prou, de sensualité n'ont donc d'autre finalité que d'être des métaphores à connotations ouvertement érotiques destinées à susciter et à faciliter le désir sexuel. 

 

   Samedi prochain, 29 octobre, pour notre ultime rendez-vous avant de nous offrir une semaine de congé - Toussaint oblige ! -, que diriez-vous de nous retrouver en salle 9, au rez-de-chaussée cette fois, aux fins de poursuivre notre propos et d'évoquer plus spécifiquement la présence d'un canard en guise de récipient terminant la cuiller exposée dans la troisième des vitrines enchâssées dans la cloison murale, à droite en entrant ?

(Andreu/Rutschowscaya/Ziegler : 1997, 123 ; Derchain : 1972, 34 ; Kozloff : 1993, 290-300 ; Meeks/Favard-Meeks : 1995, 150 ; Warmenbol/Doyen : 1991, 59)

  Un peu dans le but de constituer une tétralogie, j'aimerais placer ma présente intervention dans le droit fil de celles dévolues au décodage des scènes de chasse et de pêche dans les marais nilotiques, sans oublier le fourré de papyrus ...


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