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DÉCODAGE DE L'IMAGE ÉGYPTIENNE - XXI. LES CUILLERS ORNÉES (Quatrième partie)

Publié le 29 octobre 2011 par Rl1948

 

   L'érotisme est de nature sociale, il apparaît en tout lieu et à toutes les époques. Il n'existe pas de société sans rites ni pratiques érotiques, des plus innocentes aux plus sanguinaires. L'érotisme est la dimension humaine de la sexualité, tout ce que l'imagination ajoute à la nature.

Octavio PAZ

La Flamme double : amour et érotisme

Paris, Gallimard, 1994,

pp. 108-9

   

   Si nous avons consacré notre rendez-vous de ce dernier mardi à une cuiller ornée d'une jeune et élégante femme nue allongée dans l'attitude d'une nageuse et tenant une oie à bout de bras, exposée en salle 24 du premier étage du Département des Antiquités égyptiennes du Musée du Louvre, pour tenter de comprendre la symbolique des éléments qui la constituaient, c'est aujourd'hui à me suivre comme prévu au rez-de-chaussée, en salle 9, entièrement dédiée à la parure, que je vous convie pour, dans la vitrine 3, découvrir un autre véritable petit "bijou" (E 218) fait de buis, d'ébène et d'ivoire mesurant 29,3 cm de long : il s'agit d'une aussi gracieuse et gracile personne qui cette fois présente un canard dont les ailes et la queue servent également de couvercle au cuilleron qu'est le corps creusé de l'animal.

E-218.jpg

 

   Même si je ne me lasse pas d'admirer son raffinement, - ah !, le galbe de ses fesses et de ses seins ... -, vous me permettrez, amis lecteurs, de ne plus évoquer la juvénile beauté elle-même - en réalité une personnification de la déesse Nout qui se meut avec harmonie sur les eaux éternelles de la voûte céleste -, dans la mesure où elle fut au centre de nos préoccupations lors de notre précédente rencontre, mais de plutôt attirer votre attention sur les raisons de la présence de ce type de gibier d'eau.

   Je ne m'éterniserai point non plus, car ce n'est pas de prime importance pour mon propos de ce matin, sur la réfection dont le volatile fut l'objet au niveau de la tête ainsi que de son aile droite, ni sur son cou, remarquablement façonné en superposant des anneaux rapportés : un en ébène alterné avec un en ivoire.

   En revanche, il sera question ce matin d'associer cette jeune femme, dont la nudité n'a d'égale que la perfection féminine à l'état le plus naturel, au canard pour à nouveau décliner quelques symboles patents.

   Souvenez-vous, lors d'une précédente intervention au sein de cette même rubrique "Décodage de l'image égyptienne" publiée en mars 2010 et consacrée à la scène de chasse dans les marais, j'avais eu l'occasion d'attirer votre attention sur le fait que la pensée égyptienne était duelle dans la mesure où elle pouvait indistinctement considérer un animal comme utile et nuisible : c'était le cas, évident, de l'hippopotame et de certains félidés.

   Cette remarque vaut également - on le sait probablement un peu moins - pour le canard : en effet, si à l'état sauvage, il personnifiait, aux yeux des Egyptiens, l'ennemi potentiel à combattre - raison pour laquelle, dans les scènes palustres que l'on retrouve à l'envi peintes dans les hypogées thébains, ceux qui volettent au-dessus des fourrés de papyrus nilotiques font l'objet d'une capture de la part du défunt dans la mesure où ils étaient censés représenter les forces maléfiques susceptibles de considérablement entraver son accession à la survie, de considérablement brider son avancée sur la voie de sa propre renaissance dans l'Au-delà -, en tant que canard pilet, il constituait, probablement à cause de sa présence abondante au niveau des marais qui donnait l'impression de forte fécondité, un élément cardinal dans le processus de régénération post mortem, partant, une promesse d'éternité pour tout décédé

   C'est évidemment dans cette seconde acception qu'il nous faut le comprendre sur les cuillères ornées telles que celle de la vitrine 3 ici devant nous : en effet, et dès les premiers temps des corpus funéraires - je pense de toute évidence ici aux célèbres Textes des Pyramides -, le canard, à l'instar du faucon, apparaît en tant qu'âme du souverain mort s'élevant dans le ciel (TP § 461). 

   Il ne faut pas non plus oublier que l'animal fit, avec le pain, la bière et la viande, de tout temps partie des quatre mets principaux prodigués aux défunts pour assurer leur avenir alimentaire dans l'Au-delà.  

   Mais surtout, associé à la nudité du corps féminin, parfois lui-même à la fleur de lotus - souvenez-vous du premier exemplaire que je vous ai montré d'un semblable objet, retrouvé dans une tombe de Sedment, au sud du Fayoum -, il ne pouvait qu'être porteur de tout un symbolisme érotique éminemment profitable au défunt puisqu'il l'assurait de recouvrer ses facultés viriles à leur acmé !

     Jeune femme nue, canard et fleur de lotus épanouie constituent ce que l'égyptologue genevois Philippe Germond nomme judicieusement la "triade régénératrice". 

   Sans néanmoins prétendre à une quelconque exhaustivité, je m'en voudrais de vous quitter, amis lecteurs, sans vous inviter à me suivre à nouveau salle 24, au premier étage, pour y admirer dans la vitrine 13, une dernière cuiller (N 1704) datant également, comme vous le remarquerez tout de suite grâce au style de la tête, de l'époque d'Amenhotep III.

Cuiller-N-1704.jpg

   La particularité de cet objet en bois de 34 cm de longueur, malheureusement fendu en plusieurs endroits, réside dans le fait que la "nageuse" soutient un imposant cuilleron en forme de cartouche. Et qu'à l'intérieur de celui-ci, que l'on peut dès lors sans risque assimiler à un plan d'eau, ont été incisés et peints des tilapias et des fleurs de lotus.

     Ne serait-ce pas vous faire injure d'à nouveau mentionner que ces motifs ressortissent au domaine de la régénération d'un défunt ? En effet, en tant que fidèles lecteurs, vous n'ignorez désormais plus que ces deux marqueurs primordiaux que sont le lotus bleu (nymphea caerula), duquel, chaque matin, renaît le soleil - rappelez-vous la symbolique de la tête du jeune Toutânkhamon émergeant de semblable fleur -, mais aussi le poisson tilapia nilotica, espèce qui abritait ses petits dans la gueule, immédiatement après le frai, et ne les recrachait qu’une fois éclos, sont ici consubstantiels de la promesse d'une éternité sans cesse assurée dans l'Au-delà.

   Remarquez en outre le subtil glissement : ce ne sont nullement leurs petits qu'ici régurgitent les poissons mais bien des fleurs de lotus, métaphores du soleil.

   Notez également que la configuration du récipient proprement dit - un cartouche - n'est pas exempte d'une connotation tout aussi symbolique : boucle de corde avec un noeud en sa partie inférieure, il est censé représenter "ce que le soleil encercle". Souvenez-vous que c'était à l'intérieur de cartouches que l'on inscrivait les deux derniers noms des cinq constituant la titulature officielle du roi d'Egypte, prouvant ainsi qu'il était le "souverain de tout ce que le soleil entoure" ; en d'autres mots : que le monde lui appartenait.

   A l'heure actuelle, les égyptologues ont recensé 7 cuillers avec cartouches, mais pas nécessairement avec jeune fille nue, comme celle de ce dernier exemplaire : six proviennent des nécropoles memphites - dont celle-ci - et une de Louxor que nous avons déjà rencontrée en salle 9, dans la vitrine 3.

   Dans le même esprit de statistique, je me dois d'insister sur un second point : il serait totalement faux de croire que ces objets faisant référence au couple divin de Geb et de Nout abondent dans les musées du monde entier : il n'existerait, si j'en crois Madame Arielle Kozloff, Conservatrice au Cleveland Museum of Art, qu'une douzaine de cuillers semblables qui soient entières. Et d'ajouter qu'en rapprochant des fragments disjoints de manches anthropomorphes et de cuillerons figurant des volatiles entreposés dans les réserves muséales et en tentant de reconstituer des pièces complètes, l'on ne dépasserait certainement pas les deux douzaines ...

   Quant aux cuillers en général, c'est-à-dire toutes formes et tous types confondus, avec un peu de pugnacité - et beaucoup de temps libre - nous pourrions, rien que dans les trente salles dédiées à la civilisation égyptienne ici au Louvre mais aussi, peut-être, dans les réserves, en débusquer une centaine !

Ce qui fait qu'à leur propos, j'aurais pu ajouter ... ô bien des choses en somme ...

   Après celle de l'oie, mardi dernier, je pense avoir aujourd'hui démontré l'importante force symbolique du canard dans l'Egypte ancienne et ainsi prouvé qu'il ne fut pas anodin de retrouver ces gibiers d'eau en guise de godet des cuillers à offrandes raffinées comme celles que nous avons eu l'heur d'admirer ces deux semaines-ci.

   L'onguent prophylactique que ces petits récipients auraient pu contenir permettait d'envisager une éternité post mortem des plus précieuses pour le trépassé : régénérateur, il eût été gage d'énergie vitale.

   Si, en revanche, le contenu du cuilleron avait été de la myrrhe ou du vin, produits traditionnellement offerts aux dieux, cela ne pouvait qu'accroître leur inclination à accepter avec plus de bienveillance encore le défunt parmi eux en tant que nouvel Osiris.

   De sorte que dans les deux cas, la présence de semblables ustensiles ne pouvait qu'être profitable à celui qui avait désiré en emporter dans le mobilier funéraire de sa demeure d'éternité.

   Quant à vous, amis lecteurs, cette démonstration qui motiva nos différentes rencontres vous convainc-t-elle ? Nous pourrons toujours en discuter après cette semaine du congé de Toussaint que je vous souhaite la plus agréable possible.

(Germond : 2002, passim ; Kozloff : 1993, 290-300)


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