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Champignons et expériences mystiques

Publié le 29 octobre 2011 par Joseleroy

"Baltimore, envoyée spéciale -

Le professeur Griffiths reçoit dans le salon qui sert aux expériences. C'est une petite pièce capitonnée, au coeur de l'unité des sciences comportementales de la faculté de médecine Johns Hopkins, à Baltimore. Un divan et un tableau psychédélique invitent à l'introspection. Sur une table, l'urne mazatèque dans laquelle les gélules de psilocybine (substance hallucinogène) sont présentées au sujet. L'expérience est "de l'ordre du sacré", prévient Roland Griffiths. Elle s'inscrit dans un rituel millénaire que l'on retrouve dans plusieurs civilisations d'Amérique latine.
Le professeur a lui-même une allure d'ascète. Long, osseux, parfois étrangement joyeux, il a fait sa carrière à Johns Hopkins, où il étudie depuis quarante ans la pharmacologie des drogues et la manière dont elles modifient le comportement. "Il y a quinze ans, j'ai commencé la méditation, explique-t-il. Cela m'a ouvert une fenêtre de spiritualité. C'est une façon très intéressante d'explorer la nature de l'esprit." Cette pratique l'a conduit à se replonger dans la littérature des années 1950 et 1960 sur les hallucinogènes iques (mescaline, psilocybine, LSD). Puis à essayer de découvrir par quels mécanismes l'état de conscience est altéré dans le cerveau.
En 2006, Roland Griffiths a été le premier à relancer les expériences à la psilocybine, l'ingrédient actif présent dans les champignons hallucinogènes et isolé en 1958 par le chimiste suisse Albert Hofmann. Les études avaient été interdites de facto depuis les années 1960 et les expériences de Timothy Leary, neuropsychologue et gourou de la contre-culture qui a été expulsé de Harvard en 1963. "Tout le monde était nerveux. C'était la première fois en trente ans qu'on donnait de la psilocybine. L'idée s'était développée que c'était trop dangereux pour les humains", se souvient-il. Il a fallu convaincre les agences nationales chargées des médicaments et de la lutte antidrogue (FDA, DEA) du sérieux de l'expérience. Et surtout combattre les réticences du comité d'éthique de l'université.
Après avoir créé un protocole de sécurité rigoureux (publié en 2008 dans le Journal of Psychopharmacology et adopté depuis par d'autres laboratoires), l'équipe a passé une annonce dans la presse locale : "Recherchons des personnes intéressées par le développement spirituel pour une étude sur l'état de conscience." Pour la première expérience, le professeur recherchait plutôt des non-malades, des gens attirés par le mysticisme ou la spiritualité, des religieux, des adeptes de la méditation. Les sujets de ce type lui paraissaient mieux armés pour interpréter l'expérience mystique dans laquelle ils allaient embarquer.
L'étude s'est ensuite orientée vers les patients atteints de cancer ou de dépression. L'expérience actuelle, un projet pilote, porte sur quatre fumeurs qui n'arrivent pas à briser leur dépendance au tabac. Là aussi, le professeur Griffiths essaie de développer scientifiquement les observations inachevées des années 1960 sur la manière dont l'expansion de la conscience, sous l'effet de l'agent actif des "champignons magiques", aide à traiter les addictions à l'alcool ou à l'héroïne.
En cinq ans, de 2006 à 2011, 120 volontaires ont participé à l'expérience au cours de 250 séances. Le professeur, qui s'intéresse à ce qui est devenu la "neurothéologie", a eu très vite la confirmation qu'il cherchait : l'agent actif des champignons magiques peut induire des expériences mystiques identiques à celles que les religieux ou les adeptes de la méditation ont décrites : "Une sensation d'unité, de connexion avec toutes choses, d'amour infini", décrit-il. C'était "la première démonstration scientifique en quarante ans que des états de mysticisme profond peuvent être produits en toute sécurité en laboratoire".
Les "cobayes" ont admis la présence d'effets positifs de longue durée. A 80 %, ils ont rapporté que l'expérience avait été l'une des "cinq plus importantes de leur vie". Quatorze mois plus tard, quand l'équipe a publié ses conclusions dans le Journal of Psychopharmacology, 60 % des participants continuaient à faire état d'une amélioration significative de leur existence et de leurs relations avec autrui, élément corroboré par des entretiens avec leurs proches. "Cela fait quarante ans que je suis ici. Je travaille le week-end. Aucune de mes grandes expériences ne s'est déroulée ici. Le fait que les gens parlent de celle-ci en termes positifs nous a fait penser que c'était une piste à poursuivre", raconte le médecin, assis sur le divan surplombé d'une sculpture de champignon magique.
L'expérience dure plus de cinq heures. Le sujet est invité à apporter des éléments de son univers familier, photos de proches, objets préférés, dont il va discuter en attendant que la drogue fasse effet. L'équipe partage quelques moments solennels avec lui avant qu'il n'absorbe la dose avec un verre d'eau (30 milligrammes de psilocybine de synthèse produite par le laboratoire du professeur David Nichols, à l'université Purdue, située dans l'Indiana). Seuls deux "guides" restent dans la pièce, assis par terre sur le tapis oriental. Ils sont là pour accompagner le voyage, rassurer le sujet si nécessaire et l'encourager à aller aussi loin que possible. Il ne s'agit pas d'une partie de plaisir. Le cobaye a un cache sur les yeux. Il n'est pas censé bouger. Il doit intérioriser. "Nous encourageons les gens à se tourner vers l'intérieur, à entrer en eux-mêmes et à se concentrer sur leur propre expérience", explique le professeur.
Tout est fait, jusqu'à l'aspect non médicalisé du salon, pour limiter les réactions négatives (dans une expérience où le décor était celui d'un laboratoire, les sujets ont eu la désagréable impression que des extraterrestres leur faisaient passer des examens médicaux). Les guides sont de sexes opposés, pour éviter ce qui pourrait biaiser la réaction. Dans leur casque, les volontaires ont droit à des morceaux de musique surtout iques (et ils peuvent garder le CD pour méditer chez eux).
Richard Boothby a participé aux séances de 2007, quand l'équipe de Johns Hopkins essayait de mesurer les perceptions en fonction des doses. Doyen du département de philosophie à l'université Loyola de Baltimore, il s'était toujours intéressé aux drogues psychédéliques, ayant étudié Les Portes de la perception, d'Aldous Huxley, écrit en 1954 sous l'effet de la mescaline. Malgré tout, il ne repense pas à ses cinq séances de psilocybine (quatre, en fait, et un placebo) sans une sorte de crainte mystique. "J'ai beaucoup aimé", avoue-il. Avant d'ajouter : "C'était quand même terrifiant par moments." La première dose était la plus forte, pense-t-il. "C'était comme les étapes du doute de Descartes. J'ai eu l'impression que j'avais perdu la tête. Pendant un moment, j'ai cru que j'étais mort." Il se souvient d'une musique somptueuse qui l'a rendu "accro" à ce nocturne dans lequel il était maintenu. Et, depuis, il collectionne les masques qui obscurcissent la vue. "J'ai eu des pensées sur la nature de Dieu. Une sorte de révélation, dit-il. Je suis désormais plus enclin qu'avant à dire que je crois en Dieu."
Selon le professeur, entre 30 % et 40 % des sujets ont des crises d'anxiété. "Cela peut être visuel, comme des monstres, ou se traduire par l'impression qu'ils vont mourir. Ou se situer à des niveaux prosaïques, comme le fait de ne pas supporter la musique." Les accompagnateurs les encouragent à "approcher le monstre". Il s'agit de leur faire comprendre qu'il n'existe que parce qu'ils lui donnent ce pouvoir. "La psilocybine permet aux gens d'affronter les monstres, mais aussi ces pensées dans leur vie qui ont pris le pas sur eux, comme "je ne peux pas arrêter de fumer"".
L'équipe de Johns Hopkins n'est pas la seule à utiliser la psilocybine aux Etats-Unis. "Il y a eu un changement profond dans l'approche des expériences sur les hallucinogènes ", se félicite Roland Griffiths. D'autres expériences ont été approuvées, à Harvard, à l'université d'Arizona et à l'université de Californie de Los Angeles (UCLA). Mais les maigres financements publics témoignent des réticences qui continuent. Il y a quelques mois, le professeur Griffiths a perdu la bourse accordée par les National Institutes of Health (NIH), institutions s'occupant de la recherche médicale. Les recherches sont désormais financées par des associations privées.
De telles expériences ne risquent-elles pas d'encourager la consommation de stupéfiants ? Les scientifiques de Johns Hopkins citent le Dr Herbert Kleber, professeur de psychiatrie à l'université Columbia à New York, l'une des sommités de la lutte contre la dépendance. "Avec Internet, les jeunes sont inondés de comptes rendus glorieux sur les effets de ces drogues, souligne-t-il. Cela ne risque pas de changer grand-chose." Mais il serait "irréfléchi scientifiquement" de ne pas poursuivre les recherches sur des substances qui peuvent aider les malades en phase terminale.
Le professeur Griffiths insiste, lui, sur la dimension ontologique. "Nos recherches montrent que, dans des conditions adéquates, tout le monde peut avoir ce genre d'expérience mystique. Cela veut dire que nous sommes formatés pour la générosité ou la compassion envers les autres, qui sont fondamentales dans les religions. Cette vérité première semble être inscrite dans nos gènes. C'est réjouissant. En tant qu'espèce, il faut que nous réussissions à comprendre la nature de ces sensibilités si nous voulons survivre. Si nous ne dépassons pas nos instincts agressifs et d'autodéfense, nous allons nous détruire, et la planète avec."
Corine Lesnes, le monde du 29.11.2011


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