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[Feuilleton] : La Digue, de Ludovic Degroote/3

Par Florence Trocmé

Sur le principe du feuilleton, voir ici 
 
Ludovic Degroote, La Digue, épisodes 1, 2  
 

Ludovic Degroote, La Digue, épisode 3 

On trouve parfois des choses à voir quand on regarde autour ; c’est à propos de soi que ça se laisse le moins dire, on essaie pourtant de se tenir hors du reste : on a des passages en soi, d’autres à côté, et on tâche de s’en sortir comme ça, ou bien on se dit qu’on n’en sort pas – au fond d’ailleurs on n’est jamais sûr d’être entré quelque part. 
 
 
 
 
L’horizon n’est pas un grain de poussière du monde – ciel interrompu, falaise, mur des villas, tout va pour l’ébouler encore, à quoi s’ajoutent de larges pans de vide ; quand il reste un peu de place, sur la digue on se croise avec son intérieur au-dedans. 
 
 
 
 
Les jours où on est au bout et où ça ne va pas, on se dit que ça ne peut pas continuer, on revient, on recommence, aller au bout de toute façon on n’y va jamais, la fatigue passe avec les choses, la bouche demeure, elle, toujours pâteuse, et la langue dure. 
 
 
 
 
On a besoin de soi pour aider à se supporter, et dans le même temps on se trouve encombrant ; ce qui pourrait permettre ou empêcher de mieux marcher on n’en sait rien ; le plus simple c’est quand on fait la digue sans s’en rendre compte : une fois qu’on est rentré, on s’aperçoit qu’on n’a pas vu la mer, elle traînait pourtant, à côté ; ça n’a rien changé. 
 
 
 
 
On a l’impression que plus la vie se poursuit, plus tout devient étroit ; des panneaux dans la tête séparent, et ce qu’il y a de nous entre chaque panneau on le vit plus ou moins bien. On passe sur la digue, on passe à nouveau, la mer, la falaise, les villas, rien ne bouge, ou si peu que le temps ne permet pas de s’en rendre compte ; on ne voit pas plus clair. On n’est pas sûr de la direction qu’il faut prendre, on n’est pas sûr de soi non plus, on y va pourtant. Bon. 
 
 
 
 
Ses odeurs les plus tenaces, on les reconnaît difficilement, on a du mal à se sentir, on n’a jamais vécu en dehors de soi, on est bien. Les choses sous la pluie oblique qui nous traverse se replient. 
 
 
 
 
À force d’être séparé, on s’oublie. On table alors sur la mort. En attendant, on n’est pas mécontent de vivre, et l’espoir qu’on entretient c’est juste au cas où. 
 
 
 
 
Ce qui bat non plus on n’en est pas sûr. On entend en nous des respirations de plus en plus bruyantes comme si c’était tout à coup trop fort pour que tout tienne ; on se dit que ça va lâcher, qu’aller plus loin ce n’est pas possible, qu’il est déjà derrière le bout, alors ça passe, tout s’en va, il n’y a plus rien à voir. 
 
 
 
 
Les choses ne semblent pas pareilles parce que nous ne nous ressemblons pas. Chaque pas qui nous ramène près de nous dans le même temps nous éloigne. On se tient dans cette incertitude de soi, sans qu’il y ait au-dedans d’inquiétude constante. On fait encore un pas ; voilà. Se rejoindre sans doute cela n’a pas de sens ; on n’est coupé de rien ; seule cette séparation du pas franchi qui permet d’avancer. 
 
 
 
 
Il n’y a pas grand-chose à chercher ; sur la digue le regard est habitué, ce sont les pas qui font avancer, et ce qui avance au fond on ne le sait pas très bien ; rien ne bouge, et c’est au bout d’un temps immobile que les choses sont légèrement décalées ; on continue, on recommence. Rien ne permet de reculer, tout juste s’engage-t-on dans une impasse, ou dans une autre – certains disent que c’est la mort la voie ouverte ; les impasses ici font leur chemin, et maintiennent en vie. 
 
 
 
 
Le chemin à parcourir vers la faille on le parcourt seul, et en soi de hauts panneaux séparent des champs de solitude ; on va ainsi, compagnie de solitudes, peut-être que tout se rejoint au bout. 
 
 
Ludovic Degroote, La Digue, Éditions Unes 1995, (épuisé), pp. 17 à 20 
 
[à suivre : épisode 4 mercredi 2 novembre 2011] 


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