Eve, sereine et concentrée, a les traits fins et la peau claire, elle évoque une statue de marbre en pleine lumière. Adam, lui, est un paysan sombre, à la peau brune, aux traits rudes, comme une idole primitive en bois dans la pénombre. L’air un peu effaré, il enlace sa femme, passe le bras sous ses seins, va peut-être approcher sa bouche de la peau de sa bien-aimée, dans une pause maniériste assez contournée. Dans l’ombre à gauche leurs mains se rejoignent dans un geste tendre et dense, doigts serrés (ou bien lui passe-t-elle une première pomme déjà cueillie à l’insu de tous ? voir plus bas). Car de l’autre main, contournant Adam elle cueille LA pomme, non du pommier, mais de la bouche même du serpent qui tient le rameau la soutenant. En écho à ce petit serpent, la chevelure de la première femme serpente sur son corps au point qu’au premier abord on s’y trompe : descendant le long de son flanc, elle se love sur son aine, couvre son pubis, puis s’insinue entre ses cuisses dans un final très explicite. On voit au loin le Paradis terrestre, des animaux, un dromadaire-dinosaure, un lion, un cerf.
Le tableau est accroché assez haut, et on a donc, à hauteur des yeux, les pieds des deux personnages : ils sont épais, lourds, paysans. Le gros orteil droit d’Adam est relevé, les seconds orteils d’Eve sont plus longs que ses gros orteils, signe maudit ? On pense aussitôt aux
couilles d’Adam chez Masaccio, manifestation de son humanité une fois chassé du Paradis; mais ici, encore innocent au Paradis, Adam est-il déjà vraiment un homme au plein sens du terme, un homme avec ses désirs, ses émotions, ses pulsions, ses faiblesses ? Ces pieds nous disent que oui, et c’est aussi ce qui fait la force de ce tableau.
Ce réalisme ordinaire et signifiant, ce contraste entre ces deux corps si différents frappent d’autant plus que la posture des deux personnages est inhabituelle. Y avait-il de l’amour avant le péché originel ? De l’amour charnel ? Adam caressait-il les seins d’Eve déjà avant qu’on ne les chasse ? Faisaient-ils l’amour en toute innocence au Paradis terrestre ? Ou n’étaient-ils que purs esprits 'platoniques' ? Amis théologiens, à vos exégèses !
Avant de vous parler de l’art letton, une petite diversion :
Serguei Eisenstein est né en 1898 à Riga où
son père a construit beaucoup d’immeubles Art Nouveau remarquablement conservés (j’arrive de
Tel-Aviv où je trouve si triste que les immeubles Bauhaus soient presque tous soit délabrés, soit détournés et enlaidis : quel contraste entre ces deux pays dans leur attitude vis-à-vis du patrimoine architectural !), dont celui-ci où Mikhail Eisenstein vécut plus tard. Mais le bureau du tourisme n’a aucune information sur Serguei, il n’est pas mentionné parmi les Riganais célèbres, et il faut faire quelques recherches pour enfin dénicher sur le mur d’une librairie cette petite plaque commémorative. Un peu plus loin se trouve l’église Alexandre Newsky, qui l’inspirait déjà adolescent (SM Eisenstein est resté à Riga jusqu’en 1916).
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