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La Tête pas vite, d'Armand Dupuy (par Yann Miralles)

Par Florence Trocmé

Armand dupuyArmand Dupuy aime le « petit » : livres minces, textes courts, percutants, petites proses, participations à des catalogues d’exposition, « bouts de papier » avec Scanreigh, M. Partazena, R. Brandy ou G. Badin… Et La tête pas vite n’y échappe pas : publié aux Editions Potentille, le livre, divisé en trois sections (« ravale un bruit », « La tête, pas   vite » et « qui de rien »), n’excède pas trente pages. Pour autant, ici comme ailleurs, cette poésie n’a rien de « minuscule » (au sens où on l’entendrait d’une « attention aux petites choses »). Si le monde est bien là, avec sa « neige », ses « jonquilles » et « jacinthes », ses « Rangées de cyprès » et « bouleaux » – en un mot son « paysage » –, si l’infime est présent (« Page ou table »), si enfin on peut déceler une forme d’humilité (au sens originaire : l’humus y est capital), ce livre toutefois est bien loin d’une « poésie du quotidien ». Son propos n’est pas de narrer les jours qui passent, ni de décrire le monde tel qu’il est – c’est de donner à lire une traversée, qui prend la figure d’un affrontement entre, précisément, une immobilité et un mouvement, une avancée et son empêchement. Récit d’ivresse ou tentative d’adéquation au réel, le livre interrogerait, en somme, la question de la transitivité dans le poème. 
 
Le texte, qui s’ouvre sur « les chaises » et se clôt sur un écho beckettien (« ce qu’on rate », « rater mais quand même / toucher mieux »), semble tout entier requis, en effet, par l’inachèvement, le piétinement, voire l’esseulement : « La fatigue colle aux pieds », « on ne sert / à rien ». L’autre écho – de Celan celui-là – va dans le même sens : il y a « la boue / de personne » ; et tout au long du livre, le sujet paraît voué à demeurer dans une forme d’incommunicabilité, car « personne n’entend », « personne n’est là » et « personne ne voit ». Reste ce 
 
je, je,   là-dedans 
seul et 
patient 
 
Toutefois, piétiner, faire du surplace, ne veut pas dire ne pas se mouvoir. Dès la première page, il est difficile d’avancer certes, mais « le vrai de tête pioche // et pioche en galop », de même que le paysage « trotte bleu / devant  /  trotte encore un peu ». On comprend mieux dès lors l’importance des « ongles » ou du « Marteau piqueur » : ils sont une manière qu’a le sujet du poème, par le creusement (on retrouve ici Celan ; voir aussi p. 20, p. 24), d’échapper à son ratage et à sa stagnation. 
Un tel affrontement est visible aussi – et avant tout – dans la forme du poème. Les blancs, les tirets, les slashs, sont une manière de casser la ligne, et donc d’empêcher une éventuelle progression. Les blancs, d’ailleurs, peuvent être tout aussi bien verticaux (ils distinguent ainsi différents blocs de textes – vers ou prose – et hachent la lecture continue) qu’horizontaux, par quoi la séparation se fait plus nette encore. Comme par exemple, dès le début :  
 
Les champs pierreux dessous, mais cassants 
 
cassent –   la tête pioche 
 
et plus encore, puisque la séparation est aussi thématique et lexicale : 
 
mais du temps, 
 
juste assez, qui sépare 
tête                 et main 
 
Face à cela, il y aurait, sinon une unification, du moins une possibilité de continuité, dans la prosodie. C’est, à travers l’étagement des lignes, la reprise du [], qui permet de relier les fleurs au « je », ou encore la paronomase de « laisse », « faire » et « verre » : 
 
Premières jonquilles, 
  
jacinthes. 
 
Je dérape lent dans les couleurs, sans bruit ni violence. 
Je laisse faire, 

 
  Un verre à la main. 
 
C’est aussi, par exemple : « le vert perce, bien sûr, mais berce. », « un bout / de vie / debout. » Ou enfin la répétition, dans tel autre passage, du [li] qui permet de mettre en écho le monde, le sujet et le poème, par « le paysage lisse », « lisse », « lui », « lignes » (celles de l’écriture comme celles du paysage). Irait-on jusqu’à parler, pour ce petit livre, d’odyssée de la syllabe ? Pourquoi pas, puisqu’il permettrait d’en mesurer un peu mieux l’ambition, de faire un sort au « minuscule », et de passer du signifié à la signifiance… 
 
Cette odyssée, ce conflit, interrogent en tout cas la notion problématique de transitivité : le poème peut-il rejoindre le monde ? les autres ? A-t-il une prise sur le réel ?... A première vue – c’est-à-dire en tenant compte de la fréquence des verbes intransitifs, ou celle des transitifs directs qui n’ont aucun complément –, nous répondrions par la négative. « Cette fatigue […] accumule et refait. » : le point met ici un terme à tout objet visé par le verbe. De même, « Le temps ravale un bruit, / puis cesse. » ; et cette intransitivité se voit comme confirmée par les tirets qui élident des segments de phrase : « On parle pour ne pas – », « Je me tais dans ce que j’entends, je reste avec – ». Pourtant, là encore, ces verbes semblent mus par une énergie qui, même sans complément, les apprêtent à prendre toutes les visées qu’on voudra bien leur donner. Ainsi : 
 
Fini tête de nœud ma campagne, 
tête pas d’élan, 
 
je pousse. 
 
Peu importe qui ou quoi le sujet pousse, au fond ; ce qui compte est bien cette poussée, ce mouvement engagé par le verbe, et tous les autres verbes qui lui sont proches : « tout pousse et pense », « bouge et / passe », « quelques phrases passent ». Alors oui, semblent dire ces poèmes, « Passons. » – c’est-à-dire esquivons, continuons, et, pour revenir à Becket, « ratons mieux ». 
Car c’est bien ce ratage qui, pour conclure, serait à dialectiser. Relisons les dernières lignes du livre : 
 
Rater mais quand même 
toucher mieux 
    
  quelque chose

 
Ainsi, on retrouve du transitif ; plus encore, on rejoint une ambition : celle de « toucher ». Le rêve d’une union au monde – « toucher » en son sens physique – n’est peut-être pas tout à fait perdu. Mais surtout – « toucher » au sens d’émouvoir – le sujet ne se résigne pas à ne pas tendre une main, à ne pas jeter une bouteille à la mer (revoilà Celan)… C’est pourquoi il peut dire aussi – en italique dans le texte – : « Pardonnez les fautes d’orthographe, j’ai bu. / Je vous aime. »  
 
 
[Yann Miralles)
 
 
Armand Dupuy, La tête pas vite, Potentille, 2011, 7,70 €, en savoir plus  


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