Bruegel, Le Misanthrope
L'agonie de la culture n’est pas un sujet très original : sans remonter à Tacite et Juvénal qui dénonçaient déjà la décadence de la poésie, José Ortega y Gasset annonçait en 1925 la fin du roman dans La Déshumanisation de l’art (cf. mon article ici). Cela n’a pas empêché depuis lors de nombreux chefs-d’œuvre de paraître. En France, c’est au XIXe siècle, avec Charles-Augustin Sainte-Beuve, Jules Barbey d’Aurevilly, Leconte de Lisle ou encore les frères Goncourt, que la décrépitude de notre langue et de notre littérature est devenue un sujet d’inquiétude. Cette appréhension d’alors fait sourire le lecteur d’aujourd’hui dont la bibliothèque contient À la recherche du temps perdu, Le Voyage au bout de la nuit, L’Étranger… Mais qu’en est-il de la situation actuelle ? Depuis La Littérature à l’estomac de Julien Gracq en 1950, les contempteurs de la culture et des lettres françaises sont toujours de plus en plus nombreux et les ouvrages accusateurs se multiplient, à notre plus grand plaisir lorsque, même discutables, ils sont pertinents et bien écrits, comme c’est le cas avec Pierre Jourde (La Littérature sans estomac), Tzvetan Todorov (La Littérature en péril) ou Jean-Philippe Domecq (Qui a peur de la littérature ?). Richard Millet s’inscrit dans cette tradition décadentiste et polémiste. Parce que la langue est belle, parce que la méchanceté et la mauvaise foi sont évidentes, la lecture de L’Enfer du roman n’est pas désagréable. Mais Richard Millet, pourtant bon romancier, n’a pas le talent d’essayiste de ses collègues et les petits plaisirs qu’il nous procure sont bien éphémères. Sa mauvaise humeur est certes plaisante, mais elle ne suffit pas à faire oublier les nombreuses insuffisances du texte.« Ce que je vais chercher à démontrer, écrit-il dans l’avant-propos, relève de la dimension morale du goût : la majeure partie du roman contemporain, où s’incarne la postlittérature, est la version sentimentale du nihilisme. »
Un premier flottement apparaît concernant le passage de la littérature à la postlittérature. Quand s’arrête précisément l’histoire de la première ? Quand est-ce que s’ouvre l’ère de la seconde ? Sans doute dans les années 60 puisque, parmi les rares écrivains intempestifs qui tels Thomas Bernhard et Peter Handke échappent à l’ire de l’auteur, il y a Marguerite Duras dont Le Ravissement de Lol V. Stein semble opérer un tournant dans l'histoire des lettres françaises. Les écrivains, les vrais, qui survivent à la mort du roman sont ceux qui travaillent à sa déconstruction :
« Cette décomposition est la liberté même du roman, la condition de sa vérité, alors que le roman postlittéraire ne fait que grimer son propre cadavre. »
Ainsi énoncée, l’idée est intéressante tant il est vrai que les grands chefs-d’œuvre littéraires du XXe siècle sont issus d’une réflexion sur la langue et l’art du roman lui-même. Parmi ceux-ci, Richard Millet cite à juste titre Ulysse, Absalon, Absalon !, À la recherche du temps perdu, L’Homme sans qualité, La Mort de Virgile ou encore Austerlitz. De la lecture de ces grands textes, rajoute avec finesse Richard Millet, nous ne ressortons pas plus riches, mais « plus pauvres, donc mieux à même d’être bouleversé et aguerri, combatif et éminemment léger et profond. »Malgré cette belle réflexion, il faut noter la méconnaissance presque totale de Richard Millet en matière de littérature contemporaine, ce qui est tout de même ennuyeux pour l’auteur d’un livre dont le but est justement de la critiquer.Dans le domaine de la littérature étrangère contemporaine tout d’abord, l’ignorance de Robert Millet est si grande qu’il est presque surprenant de voir le nom de W.G. Sebald apparaître sous sa plume. Dans L’Enfer du roman, le lecteur éclairé et passionné ne trouvera pas les noms de Reinhard Jirgl ou de B.S. Johnson qui sont pourtant de grands acteurs de la déconstruction du roman. Il trouvera par contre ceux de Roberto Bolaño, de Günter Grass ou d’Antonio Tabucchi, à propos desquels Richard Millet se contente d’écrire que leurs livres l’ont terriblement ennuyé. Richard Millet ne se justifie pas, certainement parce qu’il ne le pourrait pas. Le mépris lui suffit. Lorsqu’il s’abaisse à critiquer un écrivain, il peut pourtant être aussi drôle que pertinent. À propos de Jim Harrison, par exemple, il écrit qu’« il n’est qu’un bon auteur populaire doublé d’un excellent voyageur de commerce », un écrivain dont « le militantisme écologique » a suffi à séduire le lecteur français. Hélas, Richard Millet est aussi capable de jugements hâtifs et absurdes, comme c’est le cas avec Cormac McCarthy qu’il considère comme un imitateur de William Faulkner « que seul le cinéma peut rendre lisible », ce qui montre d’une part, qu’il connaît mal l’œuvre de l’écrivain américain dont les meilleurs livres, Méridien de sang et Suttree, ne pourraient être adaptés au cinéma et d’autre part, qu’il connaît mal le cinéma puisque No country for old men et La Route ont été, eux, adaptés, mais sans être convaincants.
Mais c’est dans le domaine de la littérature française contemporaine que les insuffisances de Richard Millet sont les plus choquantes. Les seuls noms qu’il cite sont ceux de Marc Levy, de Guillaume Musso, de Bernard Werber, d’Anna Gavalda ou d’Éric-Emmanuel Schmitt. Or, réduire la littérature française à ces scribouilleurs est indigne de la part d’un homme qui est par ailleurs éditeur chez Gallimard. Pourquoi ne citer que ces noms ? Est-ce par ignorance ou par populisme ? Si la postlittérature n’est représentée que par ces fantoches, alors bien entendu, on peut souscrire à tout ce que Richard Millet en dit :
« Le roman postlittéraire ? Un mixte de roman policier, de gnose sociologique et de psychologisme de magazine féminin, rédigé dans un sous-état de langue par quoi l’idéologie du Bien se répand irrésistiblement. »Il y a donc trois choses que reproche Richard Millet au roman postlittéraire : la langue, la toute-puissance de la narrativité et la bien-pensance. Si l’on doit faire de Et si c’était vrai… ou de Ensemble, c’est tout des romans représentatifs de la littérature française, alors oui, en effet, il a raison d’affirmer que le roman contemporain est « un cauchemar ».1) Il est vrai que dans les livres des auteurs français qu’il cite « l’orthographe est devenue incertaine, la syntaxe flottante. » Nous pouvons aussi pleurer avec lui la disparition du subjonctif, de la subordonnée et du point-virgule. Sans doute aurait-il été aussi navré que n’importe qui en entendant Clara Dupont-Monod sur France Culture condamner Le Pourceau, le Diable et la Putain sous prétexte qu’il contenait trop de subjonctifs, imparfaits, de surcroît. L’obsession principale de Richard Millet reste toutefois la prétendue soumission de la langue française à la langue anglaise « omniprésente et destructrice. » Le français d’aujourd’hui ne serait plus qu’une traduction de l’anglais car, pour les auteurs français, il s’agirait d’« écrire dans sa langue maternelle en rêvant de l’anglais. » Comme cela ne veut pas dire grand-chose, il précise sa pensée : le français écrit n’existe plus, il a cédé sa place à l’oralité… Le lecteur est, hélas, bien peu avancé… L’un des grands maîtres de l’oralité écrite est Louis-Ferdinand Céline et Richard Millet l’admire… Il est pourtant à parier qu’en 1932, il aurait crié au scandale… Richard Millet fait partie de cette catégorie d’hommes qui ont toujours un temps de retard, qui ont besoin que les œuvres soient recouvertes d’un peu de poussière pour pouvoir les apprécier. Sans doute veut-il dire aussi que les écrivains français écrivent comme ils parlent. Encore une fois, cela est sans doute vrai à propos des écrivaillons qu’il cite, mais comment se peut-il qu’il n’ait jamais entendu parler de ces stylistes que sont Romain Verger ou Lionel-Édouard Martin ? Inutile cependant à Richard Millet d’aller lire ces stylistes, car le vieil Académicien qui sommeille en lui ne pourrait apprécier une langue à la fois riche et moderne. Comme un grand nombre de critiques réactionnaires, il lui faudrait plutôt aller voir du côté du bon élève Marien Defalvard, au style dix-neuvièmiste, appliqué et ampoulé.2) Richard Millet reproche aussi à la littérature contemporaine française son « romanesque journalistique. » Tout mauvais livre, il est vrai, se limite à la seule narrativité. C’est sans doute à cause de cette dernière, remarque avec justesse Richard Millet, que ces romans, contrairement aux grands chefs-d’œuvre, sont incapables de créer des types. Le génie de Flaubert ne réside pas seulement dans son style, mais dans le fait d’avoir « jeté un copyright sur l’humanité entière » avec des personnages tels qu’Emma, Homais, Bouvard, Pécuchet ou encore Frédéric Moreau. Pour continuer avec Flaubert, Richard Millet en conclut que « la plupart des romans contemporains sont écrits par Homais, quand ils ne le sont pas par Emma Bovary, sinon par Charles, animal social exemplaire, victime absolue dont notre époque est particulièrement friande. »
3) Quant à l’idéologie du Bien, Richard Millet qui revendique son enracinement dans la terre de France entend par là l’indifférence à la couleur de peau ou à la religion. Richard Millet, lui, remarque tout cela. Il n’y a pas si longtemps, il affirmait sur France Culture qu’on ne peut pas être français et s’appeler Mohamed. Dans L’Enfer du roman, des relents nauséabonds de xénophobie sont présents. À propos des camps de la mort, par exemple, Richard Millet qui connaît l’importance des mots et des adjectifs ne parle pas de l’extermination des Juifs, mais de « l’extermination des Juifs européens. [1] » Si le propos est par lui-même exact, l’adjectif « européen » diminue subrepticement l’ampleur du massacre. Le Shoah n’est d’ailleurs pour lui que l’un des événements historiques qui, au même titre que « Che Guevara », « la traite de noirs » ou « la Révolution française », montre à quel point le peuple français a perdu le sens de l’histoire. Cessons donc d’être bien-pensants et ne parlons plus que des Croisades et de Bouvines… Richard Millet qui n’a décidément pas peur du ridicule affirme également que le roman est chrétien par essence. Pourquoi ? Parce qu’il est né en Occident. Faudrait-il en conclure que la philosophie est forcément grecque et polythéiste ? Que penserait le bonhomme, tant attaché à son Limousin natal, si on lui rappelait que la porcelaine vient de Chine et que, selon sa propre logique, la porcelaine de Limoges ne serait donc qu’un ersatz de porcelaine ?Dans cette nuée d’approximations et d’idioties, il y a toutefois de beaux paragraphes. Bien entendu, il n’y a rien d’original à penser que l’écriture est une solitude consistant à conjurer « les revenants », que la lecture est « une activité antisociale » (même si « asociale » aurait sans doute mieux convenu), mais c’est toujours agréable à (re)lire. Il n’est pas déplaisant non plus de s’agacer une nouvelle fois des bandeaux rouges enserrant d’insipides romans, de s’écœurer des quatrièmes de couvertures collections de louanges d’une presse qui loue tout ce qui lui tombe sous la main. On peut sourire à juste raison de l’utilisation de Facebook par des écrivains qui accordent plus d’importance au « making of » (le lecteur notera la surprenante récurrence des anglicismes sous la plume d’un écrivain anglophobe) de leur roman qu’au roman lui-même. Il faut bien le reconnaître aussi : L’Enfer du roman contient de nombreuses belles remarques sur la littérature. Richard Millet note, par exemple, que pour quiconque a lu Le Grand Meaulnes, il est inutile d’aller visiter Bourges, la puissance créatrice d’Alain-Fournier permettant à ses lecteurs de découvrir l’âme de cette ville, de se promener dans une Bourges éternelle, indépendante des déterminations sociologiques ou historiques.En refermant, L’Enfer du roman, le lecteur sera peut-être surpris d’une chose : lorsque Richard Millet s’inscrit dans la polémique, il n’est jamais vraiment convaincant. Par contre, ses rares exercices d’admiration sont tout à fait justes, que ce soit à propos de la littérature en général ou de certains écrivains en particulier. En une phrase, par exemple, il parvient à montrer en quoi l’art de Juan Carlos Onetti consiste :« Voilà un écrivain qui sait réunir dans la même phrase le visible et le sonore, qui a autant de vue que d’oreille, le tout sur un arrière-fond d’ironie souveraine. »
La lecture de L’Enfer du roman n’apportera finalement pas grand-chose à ses lecteurs : quelques sourires, un peu de contentement et, le plus souvent, des moues navrées. Ce livre montre surtout que l’on peut être bon écrivain et un essayiste médiocre.
[1] C’est moi qui souligne.