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Les souvenirs du capitaine Vere (« Billy Budd » par Benjamin Britten, opéra créé en 1951)

Par Jazzthierry

Difficile d'imaginer le climat d'intolérance en matière de musique qui régnait en France dans les années 1950. Pierre-Jean Rémy l'évoque dans son précieux Dictionnaire amoureux: "pendant des années d'obscurantisme, voire des décennies, il fut interdit en France aux amateurs purs et durs de musique contemporaine d'écouter du Britten. La musique du  grand compositeur britannique n'avait pas l'onction de ceux qui, au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, tentèrent d'établir un nouvel ordre musical...". Puisque nous pouvons désormais admirer "l'une des oeuvres les plus importantes du XXe siècle", essayons de rattraper le temps perdu en commençant par le prologue.

Dans le premier extrait que je publie, on voit d'abord un chemin ascendant qui ressemble au pont suspendu d'un navire, le long duquel sont déposés à intervalle régulier plusieurs piles de livres. C'est alors qu'un vieux personnage apparaît, le coeur pétri d'amertume et de remords: il s'agit du Capitaine Vere. Les livres à ses pieds ? Des exemplaires de la Bible, façon pour le metteur-en-scène d'inscrire d'emblée l'opéra dans une réflexion sur le Bien et le Mal. Vere se reproche en effet, une terrible décision qu'il a dû prendre quelques années auparavant, alors qu'il était durant la guerre franco-anglaise de 1797, capitaine du HMS, "l'Indomptable". Cette scène est probablement une invention de Benjamin Britten ou de ses deux librettistes (E.M. Foster et Eric Crozier) car dans la nouvelle d'Herman Melville, une mort héroïque prévenait sa vieillesse. Autre détail déroutant: les vêtements qu'il porte, correspondent à la mode du vingtième siècle alors qu'en principe nous devrions être dans les années 1820-1830... On peut donc se demander si l'homme que nous voyons est réel, ou bien s'il ne s'agit  pas d'une sorte de spectre que le souvenir d'une faute morale empêche à jamais de reposer en paix ?

Le second extrait correspond à l'arrivée du héros. Pour faire face à une pénurie d'hommes, on organise une expédition qui permet à une équipe d'aborder un navire marchant baptisé ironiquement "Les Droits-de-l'Homme".  On enrôle de force trois nouvelles recrues: Red Whiskers, Arthur Jones et Billy Budd. Ce dernier est le seul à ne pas protester, loin s'en faut: particulièrement enthousiaste, il déclare que la mer est toute sa vie. Tout le monde semble alors se féliciter de cette "homme en or", dont la beauté est sans pareil malgré un handicap que Britten associe d'ailleurs à un thème musical récurrent: un bégaiement, un défaut de la parole qui l'empêche d'émettre le moindre son lorsqu'il est confronté à une émotion impossible à dominer. Un homme est lui aussi subjugué par la beauté de Billy Budd, mais choisit de la lui faire payer... Claggart puisqu'il s'agit de lui, est le capitaine d'arme, chargé à ce titre de maintenir l'ordre sur le navire; s'il prend effectivement Billy Budd en grippe, c'est qu'il lui reproche de lui avoir montré le Beau, lui qui se plaisait à vivre uniquement dans les ténèbres (il a d'ailleurs le physique d'un vampire dans cette mise-en-scène). Ainsi, le capitaine d'arme fera tout pour se débarrasser du nouveau venu, demandant par exemple aussitôt à Squeak, afin de le compromettre, de lui dérober des affaires dans son sac.

Nous voici devant la scène décisive. Le plan n'ayant pas fonctionné, Claggart accuse Billy Budd du crime le plus grave et le plus redouté en ces temps sinistres de guerre: il serait à la tête d'une mutinerie. Curieusement Pierre-Jean Rémy lorsqu'il résume (trop rapidement) l'intrigue évoque un autre motif: "Billy Budd écrit-il, déclenche un scandale en dénonçant la responsabilité du terrible Claggart dans la mort d'une jeune marin". C'est un erreur ou bien alors, je n'ai pas vu le même "Billy Budd"... Non, en réalité on accuse l'homme le plus aimé à bord pour sa bonté, sa générosité, et son patriotisme, d'ourdir un complot contre les officiers. Le capitaine Vere apprécie tellement Billy Budd, qu'il décide sans plus attendre de convoquer les deux hommes pour une confrontation dont l'issue favorable à Billy Budd ne fait pour lui guère de doute. Les trois personnages sont enfin réunis. Alex Ross dans un livre que je relis inlassablement depuis des mois ("The rest is noise"), écrit qu'à son sens, Britten aurait rendu explicite ce qui dans le roman de Melville, n'était que sous-entendu: le thème de l'homosexualité. Dans cette vision, les deux hommes serait amoureux du jeune matelot, mais Claggart aurait transformé cette attirance en son contraire, un profond rejet, une détestation: "l'avide maître d'armes Claggart (...) jure la perte de Billy, qu'il ne pourra posséder, et le capitaine Vere, (...) cache sous l'austère façade de l'officier chef de corps ses sentiments profonds pour le jeune homme."Le malheur, c'est que la vérité ne parvient pas à surgir de la bouche de Billy Budd, littéralement paralysé par le flot de calomnies qu'un Claggart intarissable, déverse dans le bureau du capitaine Vere. La réaction est brutale: Billy Budd frappe Claggart d'un coup fatal. On comprend mieux en voyant cet opéra, que la violence physique est souvent le résultat d'une impossiblité de communiquer, qu'elle soit liée à un handicap ou bien à l'indigence de sa langue, de ses moyens d'expression. Dès lors le capitaine Vere est confronté à un dilemme: soit il ferme les yeux sur ce qui vient de se passer, mais le risque est de donner l'impression aux autres, que l'on peut s'en prendre à la hiérarchie en toute impunité; soit il condamne ce geste et il abandonne l'être qu'il aimait...

Il s'agit pour moi probablement de la plus belle scène de l'opéra. Finalement, le capitaine Vere fait le choix de défendre la hiérarchie militaire en faisant condamner un homme qui était innocent du premier crime auquel on l'accusait. On peut comparer cette position aux gens qui en France, condamnaient le capitaine Dreyfus tout en sachant qu'il était innocent, pour la raison qu'on ne pouvait pas s'offrir le luxe d'affaiblir l'institution militaire au moment même où se préparait "la Revanche" contre l'Allemagne. Billy Budd est donc condamné à la pendaison à peu près pour les mêmes raisons et le vieux capitaine Vere assiste à son exécution. C'est précisément là qu'il faut revenir à notre première hypothèse: alors qu'on imaginait le capitaine Vere à la retraite, dans son vieux costume gris, hanter tel un spectre, la mémoire des vivants, je crois à la réflexion qu'il s'agit exactement du contraire... La scène que nous voyons est purement imaginaire; elle est issue de la conscience du capitaine Vere. Tous ces personnages sont morts depuis longtemps déjà, ils ne revivent que dans les souvenirs de celui qui le restant de sa vie, a regretté sa décision. Et alors que la foule des matelos, les bras tendus, semblant former une sorte de monstre à cent têtes, se révolte contre la sentence de mort, Billy Budd s'écrie: "Que Dieu bénisse le capitaine Vere"...


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