La salle est désormais comble alors que Karkwa vient radicalement changer le ton de la soirée. Aussi bavards et détendus que les deux formations précédentes étaient restées fermées sur elles-mêmes, Karkwa plaisante joyeusement : « Occupy Paris !», lancent-ils en référence au mouvement de contestation pacifique qui a saisi les grandes capitales ces dernières semaines.
Pour le coup, Karkwa est le groupe typique qui ne peut qu’enthousiasmer en festival. Tandis que les autres formations montréalaises de la soirée s’apprécient davantage en version studio, allongé sur un canapé, Karkwa a la force de ceux qui ont tout pour séduire : albums, voix, textes, lives, ils sont parfaits dans tous les domaines. Pas étonnant qu’ils aient remporté le Prix Polaris l’an passé (Meilleur album de l’année au Canada) puis le Juno de l’album francophone de l’année en 2011, ou qu’Arcade Fire les aient embarqués en tournée pour assurer leur première partie, « malgré » la langue de leur chansons.
« On chante en français, contrairement à la plupart des groupes français, donc ne vous inquiétez pas si vous vous surprenez à comprendre quelque chose », ironise d’ailleurs Louis-Jean Cormier, avant d’enfoncer le clou un peu plus tard en remerciant « d’acheter de la musique en français ». Il faut les écouter, ces textes intelligents, modernes et poétiques, étonnamment sombres ou au contraire, lumineux. Même si, en concert, ce n’est pas forcément la meilleure façon de goûter ses trésors.
Il n’empêche, découvrir Karkwa en live, c’est avant tout tomber en amour à vie tant ces cinq là parlent à la tête, au ventre, aux oreilles bien sûr, mais aussi au cœur. Et ça change tout. Car on pourrait parler de la musique du groupe pendant des heures (des comparaisons avec un certain style radioheadien, de ce rock atmosphérique qui transporte, des harmonies vocales magnifiques, des claviers ensorcelés de François Lafontaine ou d’une section rythmique basse – batterie – percussions d’exception), on n’aurait encore rien dit sans distinguer la formidable (et contagieuse) bonne humeur qui règne pendant leurs sets.
Généreux, habités, attentifs les uns aux autres autant qu’à un public qu’ils prennent à partie constamment, les Karkwa sont aussi doués qu’ils donnent l’impression d’être heureux, et c’est magnifique. La performance scénique, il faut le dire, est assez fantastique. Transcendé par une énergie inépuisable, le leader du groupe marque le rythme des morceaux de tout son corps, comme pour des danses rituelles, en même temps qu’il affiche une belle complicité avec chacun des membres du groupe pour finalement venir en extrême bordure de scène afin d’inclure la salle dans son cercle.
Abattues les barrières, la distance artiste / public, les chevilles boursouflées : les Karkwa sont aussi impressionnants en live qu’ils sont souriants, désarmants de simplicité et d’humilité. De fait, on se sent forcément à l’aise, comme si ce concert était celui de bons potes qui revenaient jouer dans le garage familial après une explosion à l’international.
Ils sont rares, ceux à qui il suffit d’une fois pour donner l’impression qu’on les connaît depuis toujours. Ils sont précieux, les Karkwa, à donner l’envie d’une distribution générale de « Free Hugs ». Et l’on voudrait tellement qu’ils ne s’arrêtent jamais de jouer, ces gens qui ont le don de rendre la vie plus belle, qu’on a envie de pleurer à la fin de ces si petites foutues trente minutes, passées si vite qu’on les a à peine vues. Alors quoi ? Pas de 28 jours ? Pas de final sur Le vrai bonheur ? On les aime tant les Karkwa, qu’on voudrait les empêcher de rentrer dans leur Amérique tellement, tellement loin de notre si petit et si étriqué Hexagone. Ne pourrait-on vraiment pas les kidnapper tout à fait ? Ne jamais les rendre ?
Extrait de l'article de "Montréal « occupy[ing] Paris » et son Divan du Monde, Festival Inrocks Black XS" 03.11.2011 par Isatagada, photo: Mauro Melis, mise en ligne le Dimanche 6 novembre 2011 sur Discordance