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Traduire : sur un vers d'Allan Ginsberg (par Auxeméry)

Par Florence Trocmé

S’il s’agit de traduire selon des rythmes sensibles – et qui, de plus, permettent d’accéder au génie de la langue elle-même (du langage, plutôt – car c’est valable universellement) en lui donnant à manifester ses propres possibles, il faut ignorer la langue de départ, et s’engouffrer au plus vite dans les canaux qui sont ceux de la langue d’arrivée – ne pas se bloquer sur l’identité des mots, mais sur leur impact, tel qu’il est en quelque sorte devenu naturel, à force d’usage, dans la langue qui doit être entendue par le lecteur – « entendue » avec les organes de perception internes, et non la seule préoccupation de la signification à emmagasiner, à saisir, à comprendre… 
Il ne s’agit pas de comprendre, mais d’entrer en possession d’un bien que recèle la langue elle-même… La compréhension viendra ensuite, par nécessité interne à la langue. ET non par la volonté du traducteur. 
Si le traducteur doit être un passeur, qu’il commence par s’effacer, et par effacer ses connaissances concernant la langue de départ, et laisse agir la langue d’arrivée comme elle l’entend elle-même, comme elle s’entend… 
 
Essayons donc le fameux vers de Ginsberg (dans Howl, je crois – et l’exemple est pris par A.G, dans une interview), que l’auteur accentue lui-même ainsi, en soulignant les syllabes sur lesquelles repose le rythme d’élocution. 
 
  Moloch whose eyes are a thousand blind windows 
 
À vrai dire même, je me dis que A.G. nous donne là un exemple de sa manière de faire naviguer ses organes de phonation que n’importe qui d’autre pourrait faire fonctionner tout autrement. Mais bon, respectons l’intention… Il est question de dramatiser, en fait, l’élocution, de façon à frapper les organes de réception de l’auditeur avec le plus de justesse possible (ailleurs dans la même interview, Ginsberg revendique une façon de faire qui se réfère à la déclamation du chœur dans la tragédie grecque, ou plus exactement des rythmes de danse choriambiques, et il parle d’« articulation rythmique des sentiments » à propos de poésie, pour opposer ça à la pure et simple « communication », qui est la lie de tout échange humain, le dépotoir où la signification patauge, en effet). 
 
Chris Tysh (in Poètes d’aujourd’hui – C.T. avec qui je suis en train de traduire Rachel Blau DuPlessis, par ailleurs) traduit : 
 
  « Moloch dont les yeux sont mille fenêtres aveugles » 
 
Ce qui est le mot-à-mot, évidemment, et ne mène à rien, en termes de perception, aussi bien au niveau superficiel (la vibration émotionnelle de base) qu’en profondeur (la saisie qui bouleverse). 
 
La solution passe par une manipulation, qui ne change pas le sens, mais fait vibrer les mots dans la langue d’arrivée selon ses possibles à elle, et donc on a ceci : 
 
  Moloch aux yeux de milliers de fetres sans yeux. » 
 
On passe par de l’allitération, de l’écho, de l’enchaînement des syllabes les unes aux autres – l’entre-tissage qui finit par composer le motif. 
 
Ce qui me fascine dans cet exemple, c’est : 
 
que je n’ai plus depuis longtemps une quelconque nécessité personnelle de me référer à Ginsberg (je le lisais en 1971, à Tombouctou, et en Mauritanie, j’avais à l’époque une démangeaison de zen, je bourlinguais en rêvant ma vie, c’était minable et emphatiquement stupide et beau) 
 
que, cependant, la solution me frappe par sa luminosité : on y lira sans doute des résonances venues de tas de choses (du Hugo, du Éluard, du Lamartine, du Racine… si ça se trouve, et pour prendre des exemples parmi les plus… bateaux !) et il ne faut surtout pas renier cela. C’est précisément là-dedans que la langue française navigue, dans ces bateaux-là, et même si des gens comme Michaux ou Lautréamont ou Artaud s’en dégagent, le fond reste celui-ci… cette aptitude du français à dire des choses propres à soi, en se métamorphosant à partir de ses propres sources, en se triturant, en restant fidèle à son génie tout en allant se former, et dire ce qu’elle a à dire, loin des formulations attendues. 
 
La langue de Ginsberg joue sur l’image eyes/blind et il dit blind tout simplement parce que l’association blind windows parle en sa langue en écho à eyes… mais « fenêtres aveugles » en français reste du domaine technique de la construction et il faut aller creuser l’image en faisant simplement la répétition de « yeux ». D’où la suppression du verbe « être » qui ne sert à rien chez nous dans cette ligne/formule, et donc par contrecoup à faire l’allitération du l, de « Moloch » et de « milliers », où le i mouillé devient cohérent avec le yod des « yeux » : de fait, cet usage du yod répété tient lieu d’équivalent de l’emploi de la même diphtongue dans eyes et blind, comme les consonnes dentale/nasale de blind/window trouvent une équivalence dans les allitérations en l et en s (des liaisons « aux » et « sans ») en français… 
 
Quand on sait faire cela, on comprend la langue en vérité, la langue que l’on utilise – et on la sert, en retour. 
 
[Auxeméry]


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