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Brigitte Giraud, Pas d'inquiétude, Stock

Publié le 08 novembre 2011 par Irigoyen
Brigitte Giraud, Pas d'inquiétude, Stock

Comme vous le savez peut-être le prix Femina a été décerné hier à Simon Liberati pour Jayne Mansfield 1967 paru aux éditions Grasset. Pas la peine de tourner autour du pot, je n'ai pas du tout aimé ce roman pour des raisons que j'ai expliquées dans l'émission « Zone critique » sur Espace 2, station culturelle de la Radio Suisse Romande.

Si j'avais été dans le jury, j'aurais à coup sûr voté pour Brigitte Giraud dont le dernier opus est encore une pure merveille. Les lecteurs de ce blog ne seront sans doute pas surpris car j'ai déjà consacré une série de chroniques à cette auteure dont j'apprécie beaucoup la préoccupation sociale. Ce livre en est un nouvel exemple.

Brigitte Giraud, Pas d'inquiétude, Stock

Dès les premières lignes, j'ai été happé par cette histoire dédiée à un certain Docteur Michel Clavel (voir l'interview ci-dessous) :

Mehdi est tombé malade quand nous avons emménagé dans la nouvelle maison. C'est moi qui avais relevé la boîte au lettres ce jour-là, c'était un samedi matin. J'avais entre les mains l'enveloppe blanche petit format qui contenait des résultats d'analyse que nous ne saurions pas interpréter et qui allaient changer notre vie. Je marchais sur une planche de bois parce que le passage dans le jardin n'étais pas encore fait et que le sol regorgeait d'eau. J'avançais et tentais de conserver l'équilibre. Il avait plu nuit et jour pendant près d'une semaine, la rivière à l'arrière du terrain menaçait de déborder, et je n'avais pu me consacrer, comme je l'avais prévu, à aménager les abords de la maison. Le constructeur nous l'avait livrée à l'état brut et, pour faire des économies, nous avions décidé de nous charger nous-mêmes des finitions.

La maladie n'est jamais nommée mais on comprend vite qu'il s'agit d'un cancer. La nouvelle frappe de plein fouet une famille modeste dont voici les autres membres : la sœur de Mehdi ; sa mère, secrétaire de direction ; et son père, imprimeur qui raconte cette histoire. Brigitte Giraud a une façon singulière de raconter la dureté sans jamais l'exposer à la pitié des autres. Elle dit les choses comme elles sont.

Il ne faudrait pas croire que la maladie est l'élément central de ce livre. Certes, elle est omniprésente et bouleverse la vie de la famille mais ce qui intéresse l'auteure est plutôt de montrer un rapport entre un enfant et son père. Ce dernier, pour des raisons que je ne raconterai évidemment pas ici, se voit soudain octroyer du temps, donnée précieuse à laquelle sa femme ne saurait prétendre :

Ma femme s'était d'abord absentée plus que moi, mais comme elle venait d'arriver dans son entreprise, elle avait rapidement atteint la limite. Limite psychologique s'entend. Personne n'avait osé lui signifier (évidemment) que son enfant malade dérangeait le bon déroulement du service. Les réserves ne venaient pas de la direction. Le patron l'avait d'ailleurs reçue un jour après le travail, lui avait même offert un café qu'elle n'avait pas osé refuser (elle avait failli dire que le café, après dix-sept heures, l'empêchait de dormir, mais elle s'était aussitôt reprise), le patron l'avait fait asseoir dans son vaste bureau, lui dans son grand fauteuil et elle sur un siège plus modeste, et s'était enquis de ma santé de Mehdi, l'avait questionnée sur le nom de la maladie, le déroulement du traitement, s'était renseigné aussi sur le nombre de ses absences potentielles, ce à quoi ma femme avait répondu par une suite de mensonges, minimisant la situation, oui ma femme avait menti, sans doute parce qu'elle se mentait à elle-même, et parce que personne, pas même les médecins, ne pouvaient prédire l'évolution du mal.

La maladie de Mehdi permet d'analyser le rapport qu'entretient une société avec l'immobilisme. Car qu'est-ce qu'une maladie grave sinon l'impossibilité de poursuivre au même rythme ? Un enfant atteint dans sa chair oblige à se réorganiser. Le père ne peut plus travailler comme avant afin d'assister son fils. Il s'agit d'une activité gratuite, non rentable professionnellement. Et Brigitte Giraud de montrer admirablement l'incompréhension grandissante de la société, la jalousie.

l'une des assistantes de gestion avait laissé entendre que, s'il fallait avoir un enfant malade pour avoir un rendez-vous avec le direction, elle allait s'arranger pour refiler la varicelle aux siens, et à quoi une autre fille avait répondu qu'elle n'avait pas été reçue quand son fils s'était cassé la jambe, deux poids, deux mesures, bien que le cas ait été assez grave, fracture ouverte et pose de broches.

Le lecteur assiste donc à un bouleversement du quotidien. Brigitte Giraud ne cède jamais au voyeurisme au voyeurisme. Ainsi quand elle décrit Mehdi en train de s'évanouir après que l'aiguille de la seringue est trop longtemps restée dans son petit bras fragile. L'auteure ne s'y attarde pas. La pudeur, chez elle, n'est pas un vain mot.

Elle dit aussi la solidarité sans jamais prononcer le mot. Le père de Mehdi annonce la nouvelle à ses collègues de travail qui ont déjà subi la mort récente d'un des leurs, Rico. Le groupe est là, présent, écoute. Personne ne dit trop rien. Il y a de l'élégance dans ce silence. Chacun signifie pourtant dans ce mutisme sa disponibilité à ce collègue qui a partagé tant de combats collectifs.

C'est vrai que depuis le suicide de Rico l'été précédent il ne se passait pas grand-chose dans notre petite communauté, à part les jours de grève de février, grève pour rien, qui avait brisé notre élan mais renforcé la bonne entente du groupe.

Il y a d'ailleurs un parallèle intéressant entre le combat social et le combat contre la maladie. Les mots utilisés s'inscrivent dans une violence sociale grandissante dont le monde du travail est sans doute l'aspect le plus visible.

J'ai juste enchaîné comme ça à la suite : On va se battre, et en même temps que je prononçais ces mots, j'en mesurais l'absurdité, je me disais qu'il n'y avait rien à accomplir de particulier, la maladie n'avait pas de visage, pas de consistance, il suffisait simplement d'être là et faire ce qu'on nous dirait. Mais il est commun de penser que contre la maladie on se bat. Et puis, nous les hommes, depuis que nous sommes nés, on nous demande de nous battre. Et comme là, précisément, j'étais en train de me changer en héros sous les yeux de mes collègues, même si pour l'instant le héros avait la voix qui tremble, je devais être celui qui se bat, celui qui en a. Sous le regard des autres, je n'avais pas le choix.

La maladie, parce qu'elle contraint à « l'inactivité » apporte son lot de questions. Celles-ci sont liées à l'idée du toujours plus : travailler davantage pour gagner davantage... et consommer davantage pourrait-on ajouter. Mais en quoi cette démarche serait-elle adaptée, pour reprendre là encore une terminologie capitalistique, à la maladie d'un enfant : on ne peut combattre, on ne peut guérir la maladie par l'apport de biens de consommation.

Il manquait au départ toujours quelque chose, il manquait une voiture, un diplôme, un amour, un enfant, un appartement, un travail, un jardin, il manquait de l'argent, la vie n'était que manque mais le temps allait tout résoudre, allait tout construire, tout simplifier.

En prenant la plume, le père de Mehdi se met à nu et dit aussi ne pas être habitué à cette dépossession. Il ne cherche pas la formule, il se livre tel quel et c'est précisément la simplicité du propos qui frappe :

j'avais l'intuition que mon fils ne m'appartiendrait bientôt plus, que peu à peu il allait m'être retiré.

Dans Pas d'inquiétude, on voit bien aussi que la famille craint de déranger l'ordre établi. Pas étonnant puisque, depuis toujours, on lui signifie qu'elle n'a pas voix au chapitre, qu'elle est relayée au second-plan comme tous ceux qui n'ont pas le pouvoir économique. Heureusement, dans ce tableau, d'autres savent abattre les barrières sociales, à commencer par le fameux docteur Clavel auquel ce livre est dédié.

Et le langage que Clavel employait et que ma femme et moi avions fini par adopter était un langage guerrier, actif et conquérant, qui nous faisait du bien et contrastait avec le reste de notre lexique, hésitant, alambiqué et plein de pièges.

Pendant que le monde adulte se penche sur son cas, Mehdi reste cloîtré, lit Robinson Crusoé, trouvant sans doute dans la lecture de ce grand classique de la littérature mondiale une réponse aux questions qu'il se pose aussi, sur la solitude, l'isolement et les moyens d'y faire face.

Habiter la maison était comme vivre sur une île. J'aurais pu me laisser pousser la barbe et attendre qu'on vienne nous sortir de là. Je devenais un homme archaïque, qui se terrait, ne bougeait plus que pour survivre.

Se terrer pendant que d'autres investissent les lieux comme cette Madame Lucien vite congédiée. Cette dernière croit dur comme fer au fait que la rémission de Mehdi aurait un lien avec Dieu. Or, il n'y a pas de miracles.

Le père est obligé de reprendre son travail après une longue pause. Mais grâce à la solidarité de ses collègues qui lui donnent tous un jour de RTT (la scène est poignante), il peut continuer à passer du temps avec son fils (l'histoire est inspirée d'un fait réel dit Brigitte Giraud). Ce qui suscitera d'ailleurs la jalousie de madame.

ma femme voulut me faire réagir en déclarant que je ne pouvais me permettre de juger étant donné que j'étais l'enfant gâté de l'imprimerie, sous-entendu le protégé de José.

Mais j'en ai déjà trop dit. La fin de ce livre m'a fait penser à celle de Marée noire de la même auteure. Encore que je ne suis même pas sûr de pouvoir parler de fin tant Brigitte Giraud aime ouvrir d'autres portes. Une chose est sûre : mezza voce, elle montre que dans la fureur et la vulgarité ambiantes il y a encore de la place pour d'autres valeurs, non marchandes.

C'est inestimable.

Voici l'interview de Brigitte Giraud. Bonne écoute.


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