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TUNISIE - Entretien avec Moncef Marzouki

Publié le 09 novembre 2011 par Pierrepiccinin

Tunisie - Entretien avec Moncef Marzouki, président du parti du Congrès pour la République (exclusivement sur ce site)

par Pierre PICCININ, à Sousse, le 3 novembre 2011

 

Nous avions rencontré Moncef Marzouki en février, peu après le renversement de la dictature en Tunisie (Entretien avec Moncef Marzouki). Huit mois après la chute de Zine Abidine Ben Ali, les premières élections libres ont eu lieu...

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    ©  photo Pierre PICCININ

 

Docteur en médecine, professeur à l'Université de Sousse, président de la Ligue tunisienne des Droits de l'Homme (dissoute par la dictature), fondateur du Comité national pour la défense des prisonniers d'opinion (organisation déclarée illégale), candidat à l'élection présidentielle de 1994 (mais peu après emprisonné), Moncef Marzouki a été de tous les combats pour l'établissement de la démocratie en Tunisie. Contraint à un exil de plusieurs années par le régime de Zine Abidine Ben Ali, il a retrouvé son pays à la faveur de la révolution, à la tête d'un parti politique jusqu'alors interdit, le Congrès pour la République (CpR).

Nous l’avons rencontré, quelques jours après les élections de l’Assemblée constituante qui se sont tenues ce 23 octobre, alors que se déroulent de difficiles négociations pour la formation d’un nouveau gouvernement et l’établissement d’un projet de constitution, entre son parti, qui, selon des résultats encore provisoires, aurait obtenu 13,82% des voix, le parti Ettakatol (Forum démocratique pour le Travail et les Libertés) de Moustafa Ben Jaafar (9,68%) et le mouvement islamiste de Rached Ghannouchi, Ennahda, le grand vainqueur, avec 41,47% des suffrages (et la double légitimité que lui confèrent une participation qui a dépassé les 70% de l’électorat et une élection au scrutin proportionnel).

Parti incontournable, avec 90 des 217 sièges, Ennahda n’a cependant pas atteint la majorité absolue qui lui aurait permis de former seul un gouvernement et d’imposer son programme à l’Assemblée constituante.

Une alliance avec Ettakatol (21 sièges) lui apporterait une majorité suffisante, mais très fragile. Un accord avec le CpR (30 sièges) donnerait à la coalition une plus grande stabilité.

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 Un grand merci, Moncef Marzouki, de me recevoir à nouveau dans votre maison de Sousse.

 

Avec près de 15% des voix, il semblerait que le CpR soit devenu le parti pivot de cette élection et qu’Ennahda devra composer avec vous, qui êtes le seul à pouvoir garantir une majorité stable à l’Assemblée constituante et pour la formation d’un nouveau gouvernement.

 

D’aucuns considèrent même que vous pourriez être l’homme de l’avenir de la Tunisie. Pour le moment, toutefois, le vainqueur, c’est Rached Ghannouchi, mais avec des irrégularités, semble-t-il. On parle de résultats encore très provisoires…

Je ne le crois pas. En tout cas, ça ne changera rien à la tendance lourde. Ennahda aura peut-être un ou deux sièges de moins, mais ça m’étonnerait que les résultats changent du tout au tout.

Quoi qu’il en soit, pour mon parti, c’est un rêve qui se réalise. Nous avons fait un score totalement inespéré, parce que nous avons démarré avec pratiquement rien. Nous étions un parti de résistants, pendant la dictature. Nous étions le seul parti à avoir prôné la résistance pacifique et la désobéissance civile.

À l’époque, on m’a ri au nez en me disant qu’il fallait pactiser, composer avec Ben Ali, ouvrir des espaces de liberté… C’était le choix d’un certain nombre de partis, dont Ettakatol. Les islamistes, eux, sont restés totalement passifs pendant toute cette période. Nous étions réellement les seuls à vouloir promouvoir la résistance.

Mais nous étions beaucoup plus un parti d’intellectuels qu’un parti implanté et donc, le 14 janvier, après la chute de Ben Ali, je me suis retrouvé à la tête d’une armée mexicaine, avec des généraux, mais aucune base. Nous étions une dizaine de théoriciens, d’intellectuels, de résistants de retour d’exil, mais nous n’avions quasiment aucune prise dans la population du pays.

Or, en huit mois, sans pratiquement aucun moyen –parce que nous avons été le seul parti qui a refusé de se faire financer par les hommes d’affaires ou d’autres-, nous sommes arrivés à être le deuxième parti et nous avons de bonnes chances, dans quelques années peut-être, de devenir le premier. Nous avons été tout à fait surpris par l’adhésion de la jeunesse et par l’adhésion d’une partie de la classe moyenne.

C’est-à-dire que notre succès vient du fait que nous avons su rassembler deux groupes de population qui paraissaient irréconciliables : nous avons réussi à convaincre une partie d’une population de type conservateur, musulmane modérée, qui est l’électorat d’Ennahda, mais aussi une grande partie de l’électorat laïc. C’est parce que notre discours était en deux parties : aux laïcs, nous avons dit que nous sommes nous-mêmes des laïcs, capables de défendre les droits de l’homme, et mieux que n’importe qui puisque nous sortons tous de cette école ; j’ai été président de la Ligue et tous mes amis sont des « droits-de-l’hommiens ». Donc nous sommes capables de défendre les libertés publiques, les droits de la femme, mais sans entrer en conflit avec la frange conservatrice de la société, et ce du fait des relations amicales que nous avons toujours eue avec Ennahda, parce que nous avons été persécutés en même temps. Aussi, nous refusons la guerre idéologique : nous avons dit à la partie conservatrice de la société que nous étions en faveur de l’identité arabo-musulmane, mais à la condition qu’elle soit mâtinée avec les droits de l’homme et les libertés.

On ne veut pas que l’identité soit un enfermement et on ne veut surtout pas que l’Islam devienne un prétexte à une dictature religieuse.

Ce discours-là a convaincu. Alors qu’Ennahda a plutôt misé sur l’identité et que les laïcs ont choisi les libertés, dans un conflit idéologique, se déclarant en guerre l’un contre l’autre.

Mais, de notre point de vue, on n’a pas le temps de faire cette guerre idéologique. C’est une guerre fantasmatique. Il faut se réunir sur cette double approche, à savoir l’identité, sans que ce soit un étranglement, et les droits de l’homme, mais sans sombrer dans la diabolisation de l’islamisme.

C’est ce discours rationnel qui a été compris, alors que pour tous les partis laïcs, agressifs, à la française, avec les œillères de l’idéologie française -à savoir : il y a les bons et les méchants ; il y a les laïcs et les obscurantistes-, ça a été la débandade.

Et Ennahda n’a pas fait un score si impressionnant que cela : elle a vraiment atteint son maximum ; elle a mobilisé toutes ses ressources ; elle a mis de l’argent dans sa campagne ; elle a rassemblé des quantités invraisemblables de moyens… Pour vous donner une idée, nous, nous avons fait toute notre campagne avec cinquante mille dinars (ndlr : environ vingt-cinq mille euros). Ettakatol a utilisé un million de dinars. Le Parti démocrate progressiste de Chebbi, cinq millions. Et Ennahda, personne ne le sait. Probablement dix fois plus, vingt fois plus… Et, avec cela, nous avons obtenu trente sièges, alors qu’ils n’en ont eu que quatre-vingt-dix. Et nous sommes implantés dans tout le pays.

Pour moi, c’est une surprise divine, qui montre que le peuple tunisien est un peuple très mature et très politisé, pour accepter notre discours, qui était tout sauf de la vulgaire propagande. C’est la récompense de toute une vie d’effort et une autoroute est ouverte devant nous : aujourd’hui, c’est le CpR qui détient la clef de l’avenir.

D’ailleurs, même mes ennemis le reconnaissent : le journal « Maghreb », qui appartient à un bourguibien qui me déteste depuis toujours, a fait de moi sa une, incroyable, « l’homme de la solution ».

Et c’est vrai que, si le CpR refuse de participer au gouvernement, Ennahda ne sera pas capable d’en former un. Nous allons donc probablement être les garants du maintien de la ligne centriste sur les libertés, en encadrant Ennahda.

Ennahda ne semble pas vous inquiéter. Pourtant, leurs méthodes, durant la campagne, ont été dénoncées à maintes reprises ; j’ai assisté à une table ronde organisée au Parlement européen en octobre : plusieurs représentants de la société civile tunisienne ont expliqué qu’Ennahda avait envoyé dans tout le pays des camions frigorifiques et distribuait des denrées alimentaires, payait les frais des mariages, réglait des factures d’électricité, offrait des cadeaux, de l’électroménager, en demandant en échange l’adhésion au mouvement et le vote. D’où vient tout cet argent ?

Ecoutez… Au mois d’août, j’ai écrit une lettre ouverte aux dirigeants d’Ennahda et d’Ettakatol, où je leur disais : vous êtes en train d’entrer dans la démocratie par la mauvaise porte ; par l’argent. Et c’est inacceptable, car nous avons une démocratie balbutiante et, si elle est corrompue à la base, dès le départ, cela signifie que nous sommes passés de la corruption de la dictature à la corruption de la démocratie. Je leur ai dit qu’ils avaient la responsabilité historique d’empêcher ce glissement, qui pouvait être fatal à notre expérience, à notre première tentative démocratique.

Ennahda s’est alors sérieusement fâchée avec moi. Mais je ne retire absolument rien de ce que j’ai écrit.

Je peux vous dire que les Tunisiens ont lourdement sanctionné les partis de l’argent : un parti qui s’appelle l’Union du Peuple libre n’a pas eu un seul siège. Si, je crois qu’il en a eu un, mais qui lui sera probablement retiré par les tribunaux. Donc, il aura zéro siège. Le Pdp, qui a mis dans la campagne un argent fou, a été laminé. Ettakatol n’est que troisième et loin derrière nous, puisque nous avons dix siège de plus que lui.

Ennahda a été sauvée par son passé. Mais je regrette profondément ses dérives et je pense que nous allons créer une des lois les plus sévères sur le financement des partis : c’était notre première expérience ; on a vu comment ça fonctionnait ; et nous allons mettre le holà à tout cela pour les prochaines élections…

Je reviens sur ma question : d’où vient tout l’argent utilisé par Ennahda ? Persécuté sous Ben Ali, c’était pourtant un mouvement presque sans plus aucune ressource. On évoque parfois le Qatar, aussi présent en Syrie, très présent en Libye…

Je ne sais pas d’où vient cet argent. Vous ne pouvez pas me le demander, car je n’ai pas d’information. On n’a que des supputations… Le Qatar… Mais là, il faudrait que vous alliez poser la question à Ghannouchi. Moi, je ne le sais pas.

Je pense que le Qatar est un pays qui veut jouer un rôle prépondérant. Et, d’une certaine façon, il y est arrivé, aussi paradoxal que cela puisse paraître, avec Al-Jazeera. Il est devenu une puissance médiatique… et qui a joué un drôle de jeu dans ce Printemps arabe…

Vous connaissez cette fameuse expression : « Israël est une armée qui a un État ». A la limite, on pourrait presque dire que « le Qatar est une télévision qui a un État », tellement Al-Jazeera a joué un rôle fondamental dans les révoltes arabes.

Al-Jazeera a joué un rôle ambivalent, mais, personnellement, je lui dois beaucoup : c’est grâce à Al-Jazeera que j’ai pu lancer –et à plusieurs reprises- des appels à la résistance ; en 2006 déjà, j’avais fait une émission avec eux, où j’expliquais comment mettre en œuvre la désobéissance civile. Et Ben Ali avait rompu les relations diplomatiques avec le Qatar, pendant deux ans, à cause de cette émission, ce qui veut dire qu’il en avait compris les dangers.

Il est certain que le Qatar a joué un rôle essentiel dans la facilitation de ces révoltes. Et pas seulement en Tunisie, en Égypte, en Syrie ou en Libye… Je suis allé plusieurs fois au Qatar et j’y ai rencontré les Darfouriens, qui étaient là pour négocier. Il est aussi présent dans les négociations israélo-palestiniennes. Le Qatar veut être présent sur tous les fronts ; il y a là clairement une volonté de puissance.

Par contre, Al-Jazeera couvre très peu ce qui se passe au Bahreïn ; elle couvre très peu le Maroc ; et elle ne couvre pratiquement pas l’Arabie saoudite. Elle tire sur des cibles bien précises et en évitent d’autres ; mais, ça, on le sait, depuis toujours.

Nous, ont a profité de plages sur Al-Jazeera pour faire passer nos messages ; mais on ne peut pas leur demander de suivre complètement notre agenda ; ils ont leur propres objectifs….

Je reviens à la Tunisie : en dépit de certaines irrégularités, Rached Ghannouchi est le grand vainqueur des élections…

Non ! Le grand vainqueur des élections, c’est le peuple tunisien. Attendez. C’est lui le grand vainqueur, honnêtement.

On a fait une campagne électorale parfaite : il n’y a pas eu la moindre violence ; dans quel pays est-ce que vous trouvez ça ? On a eu une participation record. Et on a vu un peuple qui a su choisir : il a puni les partis de l’argent, il les a laminés. Il a choisi un parti de gens rationnels comme le nôtre. C’est un peuple qui a une grande maturité politique, alors qu’on avait cru que ça allait être la mosaïque des candidats indépendants. Mais ça n’a pas été le cas.

Pour moi, le vainqueur, c’est bien le peuple tunisien.

Bien sûr, en nombre de sièges, c’est Ennahda. Mais ça montre que, dans ce pays, pendant très longtemps, il y a eu tout un refoulé : on tenait absolument à présenter de ce pays une image qui n’était pas la bonne, celle d’un pays hyper-laïc, hyper-occidentalisé, etc.

Mais ce n’était qu’une façade. La réalité, c’est que la Tunisie est un pays arabo-musulman conservateur -profondément conservateur !-, dont la société tient fermement à ses racines et veut bouger lentement. C’est la réalité sociologique.

Ceci étant, il y a quand même soixante pourcents des Tunisiens qui n’ont pas voté Ennahda. Il ne faut pas l’oublier.

Et Ennahda a fait le plein : tous les éléments lui étaient favorables. D’abord son passé de victime ; le caractère conservateur de la société tunisienne ; et, en fin de compte… Je vais vous dire une chose qui va vous étonner : une des raisons du succès d’Ennahda -et même du succès du CpR-, c’est que ce pays a une soif d’éthique. Pendant cinquante ans, la politique a été mensonge, hypocrisie, corruption, etc. Les gens veulent redonner à la politique son sens éthique. Or, dans l’esprit d’un Tunisien moyen, éthique égale Islam. Donc, à partir du moment où vous vous réclamez de l’Islam, vous êtes automatiquement dans l’éthique, vous avez un bonus. Alors que l’éthique laïque, elle, elle est beaucoup plus difficile à concevoir. C’est ça aussi qui a joué.

Il y a un formidable besoin de moralisation de la vie politique et les islamistes jouent en permanence dans ce registre-là : « nous sommes les porte-parole de la morale ».

Mais, maintenant, les islamistes tunisiens ne sont plus à la fête, car ils vont se retrouver à l’épreuve du pouvoir. Et on ne leur pardonnera pas des questions de corruption ou de malversation…

Ennahda se présente comme un parti islamiste « modéré ». Pourtant, de nombreuses voix s’élèvent pour dénoncer un double discours et un agenda caché. Et d’aucuns vous reprochent d’avoir engagé des négociations avec Ennahda et d’être prêt à une alliance pour gouverner, des membres du Parti communiste des Ouvriers de Tunisie notamment. Quelles concessions accepterez-vous dans le domaine sociétal ? Quel degré d’islamisation ? Jusqu’où êtes-vous prêt à aller pour former cette coalition ?

D’abord, je suis étonné que mes amis du PCOT me reproche quoi que ce soit : je les ai beaucoup soutenus ; j’ai même appelé à voter pour eux ; et je regrette le faible score qu’ils ont fait… Mais le faible score du PCOT est aussi très révélateur de la nature de la société. Cela dit, le PCOT est un parti qui a beaucoup milité, un parti de gens très honnêtes, que j’apprécie, avec lesquels j’ai de très bonnes relations, avec Hamma Hammami en particulier, et il est certain que nous travaillerons ensemble au sein de la Constituante.

Pour ce qu’il en est des liens avec Ennahda, j’ai toujours dit que, une fois les élections terminées, il faut gouverner ce pays. Il faut entrer dans les réformes. Or, comment voulez-vous qu’on fasse sans Ennahda ?

Soit on laisse Ennahda gouverner seule, ce qu’elle ne pourra absolument pas faire. Et si on la laissait gouverner seule, ça voudrait dire qu’on lui lâcherait le morceau. Il n’en est pas question. Soit on accepte de négocier.

Mais, clairement, il y a des lignes rouges : les droits de l’homme, les droits de la femme et les libertés privées. On ne pactisera jamais là-dessus. Et Ennahda le sait très bien. D’ailleurs, actuellement, nous avons des difficultés dans les négociations, mais pas à cause de ces choses-là, mais à cause des réformes économiques, parce que nous sommes un parti de centre-gauche, alors qu’ils sont, eux, un parti de droite.

Ils ne veulent pas de réformes profondes : ils sont dans l’esprit d’une espèce de libéralisme béat, pur et dur. Alors que nous, nous sommes plus proches de la social-démocratie.

Donc, les vrais conflits que nous allons avoir avec les islamistes, ce ne seront pas des conflits idéologiques ; ce ne sera pas du tout autour du tchador ou de ce genre de choses. Ça, ce sont des fantasmes de Français.

Je reviendrai sur cette question de l’islamisation, mais, d’abord, qu’en est-il de cette insistance assez forte de la part d’Ennahda à soutenir d’anciens bénalistes, comme l’actuel premier ministre, Beji Caïd Essebsi, par exemple, qu’Ennahda souhaiterais voir occuper les fonctions de ministre de l’intérieur dans le futur gouvernement ?

Nous avons dit niet ! Niet ! Niet !

Jamais nous n’entrerons dans un gouvernement où un ancien du Rcd (ndlr : Rassemblement constitutionnel démocratique, ancien parti de Ben Ali) serait ministre de l’intérieur et jamais nous n’accepterons que monsieur Essebsi reste au pouvoir.

Alors, pourquoi Ennahda tient-il à le soutenir ?

Parce qu’Ennahda est dans un processus de légitimisation : comme c’est un parti qui est accusé d’être antioccidental, ils font une politique dans le but de rassurer tout le monde. Et, pour rassurer tout le monde, ils veulent limiter les changements.

Mais nous disons que ce pays a fait la révolution pour rompre avec le système de Ben Ali. Je vous montre que cette image, selon laquelle nous serions les alliés d’Ennahda, est complètement fausse.

Nous sommes des partenaires difficiles et nous n’allons pas rentrer dans un gouvernement, sauf si nous sommes sûrs que, premièrement, c’est bien un gouvernement de rupture et, deuxièmement, que c’est un gouvernement de réformes profondes sur le plan économique.

Donc, selon vous, ce soutien à Beji Caïd Essebsi et aux anciens du Rcd n’a rien à voir avec les relations étroites que l’on soupçonne entre Ennahda et la diplomatie états-unienne ?

Je ne sais pas. Je ne peux pas vous répondre. Je n’ai pas d’information.

Je reviens sur les velléités d’Ennahda concernant l’islamisation de la société tunisienne. Ennahda serait donc un parti islamiste, mais modéré, qui n’aurait pas l’intention d’islamiser de force la Tunisie. Et pourtant, la Ligue des jeunes Patriotes de Tunisie a remis des rapports au Parlement européen, affirmant qu’Ennahda a eu des contacts avec des organisations salafistes et que, dans le sud, plus conservateur, les femmes non voilées sont régulièrement bousculées dans la rue par les islamistes. Des partisans d’Ennahda ont également attaqué des commerces d’alcool. Des membres du bureau d’Ennahda ont laissé entendre que l’alcool et le bikini seraient réservés aux touristes, mais interdits aux Tunisiens.

Bon… On dit beaucoup de choses… La réalité, c’est qu’il y aura toujours des imbéciles pour commettre de tels actes…

La position du CpR, c’est que nous seront totalement contre de telles pratiques. Nous n’y participeront jamais. Nous ferons toutes les lois nécessaires pour en protéger la société.

Notre projet, c’est l’État civil. Nous le définissons comme l’État qui protège aussi bien la femme voilée que la femme qui ne l’est pas, aussi bien les croyants que les non-croyants, qui protège aussi bien les Chrétiens, les Juifs et les Musulmans. Et il est hors de question de sortir de ce principe de base.

Et s’il s’avère que, effectivement, Ennahda couvre une telle politique, nous nous opposerons à eux.

Cela dit, je vous garantis que, quand on a sept cents mille chômeurs, le bikini des femmes, c’est vraiment le dernier de mes soucis.

A Sidi Bouzid, les bureaux d’Ennadha ont été incendiés au cours d’une émeute…

Oui… Il y a eu cette sombre histoire de ce type qui a fait campagne… C’est la tache sur ces élections. Cet individu qui vit à Londres et qui possède une télévision privée, Hechmi Haadmi, qui a monté une liste qui a surtout des voix à Sidi Bouzid…

Les dirigeants d’Ennahda auraient eu des mots insultants ou très durs du moins à propos de ce candidat. Donc, il y a eu une réaction de type tribaliste ou je ne sais pas comment l’appeler… Mais tout ça c’est du folklore, ce n’est pas important.

En plus, on pense que, derrière ces émeutes, il y a eu des gens du Rcd. On peut être dans la provocation. Mais ce sont des feux de paille.

Je rentre de Libye et les risques de dérives violentes me semblent quand même sérieux, si j’en juge par les contrôles et le déploiement policier que j’ai rencontré sur les routes depuis la frontière jusqu’à Tunis. De ces derniers jours, plusieurs attentats à la bombe n’ont-ils pas été déjoués, dans un centre commercial de Tunis et à l’aéroport également ?

Je touche du bois. J’avais cru que, pendant la période électorale, il allait y avoir des attentats. Le fait qu’il n’y en ait pas eu, pour moi, c’est extraordinaire.

C’est la règle du jeu : beaucoup ont perdu le pouvoir, la police politique… Il peut y avoir des attentats dans un proche avenir. Venant de l’extérieur aussi : personne, dans le monde arabe, n’a vraiment intérêt à ce que la Tunisie réussisse à devenir un pays stable et démocratique ; on donnerait l’exemple à nos voisins.

Il va falloir être très prudent : les années à venir vont être difficiles, et pas seulement sur le plan économique, mais surtout sur le plan de notre sécurité nationale.

Même si, pour le moment, la Tunisie est un exemple de transformation pacifique : on n’a pas envoyé au bagne les anciens du RCD ; on n’a pas monté d’échafauds et de guillotines. Pour les élites dirigeantes des autres pays arabes, le mieux qui puisse leur arriver, c’est quand même le modèle tunisien. Parce que, si ce n’est pas le modèle tunisien, c’est le modèle libyen. Ils ont le choix.

C’est la même chose en Égypte. On suit ce qui s’y passe. C’est la grande-sœur du monde arabe. On espère que ça va bien se passer pour eux aussi. Mais ça ne va pas être facile : là-bas, les enjeux internationaux sont beaucoup plus forts, ne fût-ce que concernant Israël… Et puis, au départ, on avait l’impression que l’Égypte allait plus vite en besogne et qu’ils allaient s’en sortir mieux que nous. Mais ils ont été trop vite ; l’armée et l’ancien régime se sont maintenus. En fin de compte, notre choix d’une Constituante et d’un comité électoral indépendant de l’ancien système s’est révélé meilleur.

Mais nous devons rassurer tout le monde, les Algériens, négocier avec les Libyens, et bien faire passer le message que nous n’avons pas l’intention d’exporter quoi que ce soit.

Nous avons simplement voulu débarrasser notre pays de la corruption et vivre normalement. Mais nous n’avons pas de modèle à exporter.

Nous n’allons pas devenir le foyer exportant la révolution arabe.

Lien utile : Site officiel de Moncef Marzouki.

© Cet article peut être librement reproduit, sous condition d'en mentionner la source (http://pierre.piccinin-publications.over-blog.com).


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