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Trois femmes puissantes, de Marie Ndiaye

Par Liss
Alors que les prix littéraires pour l'année 2011 viennent d'être décernés, promesses de lectures qui devraient ravir le lecteur, j'en suis encore, moi, à tenir les promesses que je m'étais faites il y a un bon bout de temps. Parmi elles, celle de revenir vers Marie Ndiaye, en lisant notamment Trois femmes puissantes, couronné par le prix Goncourt, en 2009. J'espérais que ce serait l'occasion de tisser un lien réel avec cette auteure, car nos relations avaient commencé par un désagréable malentendu.
En effet, il y a une bonne dizaine d'années, sachant que le nom de Marie Ndiaye se distinguait dans le paysage littéraire français, je m'étais approchée d'elle en empruntant, au hasard, un de ses livres à la bibliothèque. Je ne saurais dire lequel, le titre s'étant complètement effacé de ma mémoire. Ne m'est resté que le sentiment d'une déception, liée sans doute au fait que je m'attendais à quelque chose... qui ne s'est pas révélé à moi. Je me suis comme retrouvée en pays inconnu, alors que le propre d'un livre qu'on va aimer, auquel on s'attache, est de procurer une sensation de familiarité, de reconnaissance, indépendamment du fait que les lieux, les situations évoqués vous soient familiers ou non. Il y a une certaine complicité qui se noue dès le départ.
Malheureusement, dans ce livre, Marie Ndiaye est demeurée très loin de la rive où nous devions nous rejoindre, ou bien est-ce plutôt moi qui ne me suis pas suffisamment avancée. C'est bien probable puisque je n'ai pas terminé le livre, le rapportant à la bibliothèque en même temps que mon esprit gommait ce nom de mes priorités de lecture. Le prix Goncourt a fait naître un regain d'intérêt, d'autant plus que des amis blogueurs, notamment Gangoueus et Anne, ont consacré aux Trois femmes puissantes un article qui m'incitait vivement à le lire. Et j'ai été comblée.
Trois femmes puissantes, de Marie Ndiaye
Ce qui frappe avant tout dans ce roman, c'est bel et bien la "puissance". Puissance de la narration d'abord, et en cela Marie Ndiaye m'est apparue comme une "femme puissante", orchestrant les trois récits qui composent son roman de telle manière que chacun d'eux se distingue par sa singularité, en même temps que se dégage de tous une atmosphère similaire : une tranquille assurance au milieu d'un environnement qui pourrait paraître désarçonnant pour les personnages féminins ; une douce inquiétude pour les personnages masculins, alors même qu'ils apparissaient de l'extérieur comme étant en position de force. C'est la misère, ou plutôt la désolation derrière la force apparente et, inversement, la force sous des dehors fragiles.
Les trajectoires, les intrigues sont différentes dans les récits mais des liens ténus et en même temps ostensibles jettent des ponts entre eux.
Tout d'abord il y a le pont entre l'Afrique et l'Europe. Dans le premier récit, une jeune femme métisse, Norah, répond à l'appel pressant de son père à aller lui rendre visite chez lui, au Sénégal. Avant de quitter la France où il avait avait séjourné, se liant à une française et obtenant d'elle trois enfants, dont Norah, il réussit à emmener avec lui le seul fils qu'il aura jamais, l'enlevant à sa mère. Dans le second, c'est un Français qui cette fois pense enlever sa femme africaine, à la misère de sa condition, une misère qui semble pourtant bien préférable à celle qu'il lui impose en France. Dans le dernier, la ferme volonté de gagner l'Europe où l'on espère une vie meilleure occasionne beaucoup de malheurs, même si quelques uns, comme Lamine, parviennent à donner corps à ce rêve, mais à quel prix ? 
Il y a aussi la place de l'enfant au sein du couple, enfant dont on peut se servir pour assouvir ses desseins ou qui échappe souvent aux préoccupations strictement liées au bien-être de l'enfant. Dans le deuxième texte, c'est plutôt l'absence d'enfant qui constitue le point de départ de l'enfermement du personnage dans un univers qui la protège de la violence de la réalité.
Le couple suscite des interrogations dans ces récits. Dans chacune des relations conjugales, même celle qui n'aura pas connu de dégradation, les conjoints semblent appartenir chacun à un monde bien distinct de celui de l'autre, même s'ils partagent la même maison...
Le lien le plus caractéristique est cependant, à mon sens, celui lié à la présence animale dans ces trois récits.  La comparaison animale est même au coeur de la narration, mais elle revêt une dimension plus profonde, elle touche à une sorte de mysticisme, si bien que, derrière la langue toute classique de Marie Ndiaye, à l'intérieur de son texte tout ce qu'il y a de plus français, se révèle une essence purement africaine. Mais c'est une essence qui se devine plus qu'elle ne crève aux yeux du lecteur : le père de Norah regagnant son perchoir, un grand flamboyant, tous les soirs, comme le ferait un oiseau nocturne, et rejoint à la fin du récit par sa fille ; la buse suivant Rudy Descas comme si c'était Fanta, sa femme, elle-même ; c'est aussi par une sorte d'incarnation animalière que se termine le dernier récit.
Bref, c'est un roman construit sous le signe de l'ambivalence, une ambivalence que Rudy Descas incarne peut-être le mieux, lui qui renferme beaucoup d'amour, de tendresse à l'intérieur, mais qui se conduit comme une brute avec tout le monde, surtout avec ceux-là même à qui il souhaiterait témoigner son amour.
La différence d'angle de narration participe également de la richesse et de la diversité du roman : alors que le récit épouse le point de vue du personnage féminin dans le premier et le dernier chapitres, c'est à travers le regard de Rudy, époux de Fanta, que l'on perçoit les choses dans le deuxième. Un dernier paragraphe cependant place le lecteur du côté du personnage masculin dans les chapitres I et III.
Bref c'est un roman dense, dont la dimension psychologique saisit d'emblée le lecteur et l'entraîne dans les sinuosités de l'âme humaine. Le roman pourrait être résumé par l'allusion anaphorique qui parcourt le second récit et qui, finalement, pourrait s'appliquer à l'ensemble des personnages :
"Comment s'extraire de ce rêve infini, impitoyable, qui n'était autre que la vie même ?" (p. 162)
A cette question, les personnages féminins, dans le roman,  manifestent plus de ressource intérieure que leurs homologues masculins, d'où leur "puissance". C'est aussi une question qui est adressée au lecteur.


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