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Modiano, cartographe lancinant de la memoire

Publié le 05 juillet 2011 par Parent @LEGOBALADIN
MODIANO,  CARTOGRAPHE LANCINANT DE LA MEMOIRE

Un homme sans paysage est bien démuni. Une sorte d’infirme.

« Tard dans la nuit, à une date lointaine, je traversais la place des Pyramides vers la Concorde quand une voiture a surgi de l’ombre … »

Nuit, accident, commissariat, odeur d’éther … et plongée dans le passé.

« … La minuterie s’est éteinte, il ne restait plus au-dessus de nous qu’une lumière de veilleuse. »

De la scène d’ouverture à la phrase d’épilogue de son roman Accident nocturne (2003), Patrick Modiano emprunte les traces d’un Proust contemporain. Une vieille canadienne dénichée aux Puces et un lot de cartes Michelin font office de petites madeleines.

Rien de ce qui arrive n’est totalement le fruit du hasard, ou de son frère en singularité, le destin. L’accident dont est victime le narrateur, jeune, survient comme un choc bénéfique : « Il s’était produit à temps pour me permettre de prendre un nouveau départ dans la vie. »

Un accident/événement qui déclenche un cheminement intérieur vers de lointaines sources que le héros pensait taries. Or le hasard, vu avec ces yeux-là, subjectifs, n’est censé produirequ’un nombre assez limité de rencontres : les mêmes situations, les mêmes visages reviennent. Le narrateur (Modiano jeune ?) confère aux souvenirs l’aspect éclaté des « fragments de verre colorés des Kaléidoscopes, avec ce jeu de miroir qui donne l’illusion que les combinaisons peuvent varier jusqu’à l’infini ». Illusion, peut-être. Occasion, prétexte, en tout cas, pour remonter le fleuve lancinant de la mémoire.

Se met alors à couler le flux de toutes ces personnes croisées, à peine entrevues et qui « resteraient des énigmes pour moi ». De même pour les lieux, les quartiers , les villages … et les trains de nuit qui les relient. Visages et lieux perdus, projets de vie abandonnés : ce sont autant de lignes de fuite que le narrateur évoque, notant : « C’est que j’arrive à l’âge où la vie se referme peu à peu sur elle-même. » Jusqu’aux couleurs, à l’atmosphère des saisons repeignant un Paris aux allures fantomatiques.

Entre vraie vie et « impressions de vie », Modiano valse-hésite, se met lui-même en scène. « Je fréquentais certains quartiers de Paris, à l’exemple d’un écrivain français nommé le « spectateur nocturne ». Cette seconde vie rêvée serait-elle plus captivante que l’autre, la réelle ? Apparemment oui. « J’avais toujours été très sensible aux mystères de Paris ». Les visages autant que les mots captivent la mémoire, éveillant les petites flammes de mystère qui s’allument de brefs instants avant de filer dans les limbes de la mémoire.

Modiano accorde à son narrateur le droit d’attacher une signification toute personnelle à la configuration originale des lieux. Longtemps à la poursuite d’un père aventureux, dont la seule école avait été celle de la rue, celui-ci arpente Paris de rendez-vous en rendez-vous, déployant et consultant dans sa chambre d’hôtel un plan de la capitale qu’il ponctue scrupuleusement au stylo rouge de points de repère successifs. Comme autant de petits cailloux semés sur la cartographie de son désir.

Modiano ne caresse-t-il pas le secret espoir d’abolir le temps, fidèle en cela à celui qui ne s’étonne plus de rien depuis longtemps. On dit que ce sont les odeurs qui ressuscitent le mieux le passé. Or l’éther provoquerait à la fois la mémoire … et l’oubli. Le narrateur se laisse guider par une musique silencieuse autant que par les effluves de cet éther si réparateur et si familier depuis l’enfance. « Le silence était si profond que j’imaginais la petite gare d’une ville de province près d’une frontière perdue sous la neige. »

« La vie est un éternel retour. »En romancier d’une mémoire de l’espace autant que du temps, Modiano flirte avec Nietzsche, philosophe de l’intime. Dans quel cauchemar oublié de l’enfance, quel arrière-monde, ce retour peut-il plonger le narrateur qui croyait avoir gagné enfin le droit de parcourir les territoires apaisés d’une vie harmonieuse ? Une vie devenue aussi ordonnée qu’un « Parc à la Française », métaphore évoquant un ordre pourtant éloigné du marécage de ses origines (né de mère inconnue, père-escroc absent).

La mémoire se révèle sous les aspects fragiles d’un vieux film : les « moisissures » de la pellicule provoquent des sautes de temps qui brouillent la chronologie : « Pendant toute mon enfance, j’avais séjourné dans des endroits si divers que je finissais par les confondre. » L’accident de la place des Pyramides en exhume un autre, du fond de sa mémoire, à la sortie de l’école, quinze ans plus tôt…

De sa Sologne enfantine à son Paris d’adulte, c’est le même véhicule qui se trouve faire le lien : « couleur vert d’eau », cette voiture « n’avait jamais cessé de tourner dans les rues de Paris, à ma recherche. » Le narrateur est extrait de sa léthargie par le choc de l’accident et sauvé de justesse par une coïncidence, « point final à des années de confusion et d’incertitude. »

Délaissant les cartes de Paris, Modiano fait déplier à son personnage d’autres cartes : celles de son enfance : « J’aurais voulu me fondre dans le paysage. Déjà à cette époque, j’avais le sentiment qu’un homme sans paysage est bien démuni. Une sorte d’infirme. »Et c’est aussi de lui-même que l’écrivain parle ici : de ses longs labeurs de repérage réalisés, seul, dans les rues de Paris : rien n’échappe à ce passionné de la trace qui lit, découpe, emmagasine, met en fiches, collecte sans arrêt, s’imprégnant de la moindre sensation, pulsion. Tout est matière à l’écrivain creusant son sillon ; il ne rêve pas, Modiano, il travaille !

Trouvant enfin l’issue à cet Accident nocturne, le lecteur parvient à la même conclusion que le narrateur : « Je n’étais plus seul au monde. » La veilleuse du souvenir avait jeté ses derniers feux.


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