Voici un petit chef-d’œuvre littéraire, hilarant, jubilatoire et plein de finesse, signé du regretté Roland Topor dont on commémorera l’an prochain le quinzième anniversaire de la disparition. Mémoires d’un vieux con (Wombat, 160 pages, 15 €), publié en 1975, était depuis longtemps épuisé. Voir ainsi réédité ce récit étonnant, plein de vie, qui résonne aussi comme une critique cinglante des mémoires complaisants ou mégalomanes dans lesquels politiciens arrogants, artistes vaniteux et autres célébrités prétentieuses font état de hauts faits illégitimes, exagérés ou inventés, est une heureuse surprise. De quoi aborder l’hiver de belle humeur.
Car, à en croire l’autobiographie du peintre anonyme héros de ce livre, ce dernier a pratiquement tout vu, connu, inventé. Son influence, sur les arts de la fin du XIXe et du XXe siècle, se révèle donc capitale. Amant, à quinze ans, de Sarah Bernhardt, cet artiste précoce fut admiré par Degas et Daumier. Très tôt, il se lia avec Cocteau, Matisse, Carco, Francis Jammes, Maillol. Il fournit à Méliès le titre de son célèbre film, Le Voyage dans la lune, à Gide Si le grain ne meurt, à Orwell 1984 et à Proust l’idée de la « madeleine ». Il servit en outre de « nègre » à Anatole France pour L’Ile aux pingouins, conseilla Mondrian, séduisit Gertrude Stein, inventa le glissisme, le ponctualisme, le cubisme, pluma Einstein au poker, joua aux échecs avec Duchamp, encouragea Breton à écrire son Manifeste du surréalisme, écrivit lui-même Histoire d’O ; ses Demoiselles d’Orange furent pillées par Picasso (auquel il apprit la poterie) pour composer la toile que l’on devine et, grâce à lui, Sartre découvrit le Flore. S’il ne s’était pas exilé aux Etats-Unis pendant la seconde guerre mondiale, peut-être aurait-il rédigé l’Appel du 18 juin à la pace du Général, qui sait ? Encore ne s’agit-il là que d’un bref aperçu des exploits dantesques de l’artiste et de son impressionnant carnet d’adresses.
Roland Topor, créateur polymorphe et surdoué, pilier de l’équipe de Hara-Kiri aux côtés de Cavanna, de Reiser et du Professeur Choron, s’impose ici comme un maître de l’humour. Souvent, celui-ci se teinte de noir intense, comme lorsqu’il se rend à Berlin dans les années 1930 et dresse ce constat : « Là, je jouais de malchance. Par un hasard inexplicable, tous mes vieux amis étaient partis en voyage. J’eus beau frapper, sonner, les portes de Schwitters, Brecht, Weil, Heinrich et Thomas Mann demeurèrent closes. Les croix gammées qui fleurissaient partout administraient, une fois de plus, la preuve du génie allemand pour le graphisme. » Où dans cet extrait du récit d’un voyage effectué en compagnie d’Albert Camus : « – La vie est absurde ! s’écria Camus, impressionné, en lâchant le volant. On a beau faire attention, un accident est vite arrivé. »
Pour autant, foisonnent aussi dans ce texte des allusions subtiles qui prouvent l’étendue de la culture de Topor et incitent le lecteur à traquer le clin d’œil complice. Ainsi, évoquant les courses qu’il effectuait à pied pour Van Dongen, Braque ou Salmon entre la rive droite et la rive gauche, le héros précise : « Je m’acquittais toujours avec bonne humeur de ces missions de confiance […]. Léon-Paul Fargue, qui me suivait comme une ombre, s’attribua mes aventures déambulatoires. Il en fit plusieurs volumes dont les droits lui permirent de se déplacer en taxi. » A ne surtout pas manquer !
Illustration : Roland Topor, La Grosse tête, 1970.