Magazine Culture

Edmond Jaloux et les Nourritures terrestres

Par Blogegide

Si pour fêter les cinquante ans desNourritures terrestres la radio française venait enregistrer la voix de Gide, la Gazette de Lausanne, encore elle, donnaitla parole à Edmond Jaloux. A un autre critique qui s'étonnait dusilence sur les Nourritures terrestres dans les Saisonslittéraires de Jaloux, l'académicien répond en citant de longspassages de l'article qu'il consacra à la sortie du livre en 1897.
Cet article figure en annexe dans laCorrespondance 1896-1950, André Gide – Edmond Jaloux établiepar Pierre Lachasse (P.U.L., 2004) avec la mention « périodiqueinconnu, 1947 » en tant que document retrouvé dans les papiersde Jaloux à la Bibliothèque de l'Arsenal. Nous pouvons doncpréciser à présent son origine : la Gazette de Lausanne du16 août 1947.
Le cinquantenaire des Nourritures terrestres
Dans un article paru dans le derniernuméro de Suisse contemporaine et qui est une excellente miseau point du problème posé, M. Edouard Martinet, à propos ducinquantenaire des Nourritures terrestres, veut bien écrire àmon sujet les lignes suivantes : « L'échec de livre fut total », adéclaré Gide. Trois articles dans des revues, l'Ermitage,l'Effort, l'Art et la Vie, et un quatrième dans unpetit journal de Marseille, signé Edmond Jaloux, qui présidait àce livre ignoré, le plus bel avenir. (Dans ses Saisonslittéraires, aux chapitres consacrés a Gide, M. Jaloux n'y faitnulle allusion. Pourquoi ?)
Mon Dieu ! la raison est bien simple :c'est qu'à mes yeux, Les Saisons littéraires n'ont d'autrebut que d'être un témoignage, le plus impartial possible, desévénements littéraires auxquels j'ai assisté, et une galerie deportraits. Ce n'est pas moi qui suis en cause, mais autrui. S'il mefallait relever les articles que j'ai publiés, pendant plus decinquante ans de critique, sur mes contemporains — qui ne l'ont pastous oublié, — j'aurais, certes, fort à faire. M. EdouardMartinet me répondra que j'ai vu naître, dans ma carrière, peud'œuvres aussi importantes que Les Nourritures terrestres :j'en demeure d'accord avec lui. Aussi vais-je répondre à cetteinvitation qu'il me fait implicitement.Le journal où a paru mon articlen'était pas un petit journal, du moins par son format, car leditarticle a dix grandes pages de dactylographie. Si l'IndépendanceRépublicaine n'a pas eu plus d'avenir, c'est que son fondateur,J.-B. Ripert, l'avait fondé pour appuyer et pour consolider sasituation politique. Il voulait être député ; il le devint, maisau bout de quatre ans, son dégoût des mœurs parlementaires fut telqu'il refusa de se représenter. L'Indépendance républicaineavait vécu.Au moment de son apparition, J.-B.Ripert cherchait un critique littéraire ; quelqu'un me désigna àlui. Il me confia donc cette rubrique, me donnant la plus grandeliberté et ne mettant aucune condition à la longueur de mesarticles. Il ne fut formel que sur un point ; celui des honoraires.Il était bien entendu que je ne serais jamais payé pour montravail. J'étais trop heureux d'écrire pour demander encore unsupplément à ce bonheur. Je venais d'avoir dix-neuf ans.
Qu'on me permette de citer deuxfragments de cet article ; ceux qui ont particulièrement retenul'attention d'André Gide. Quand je l'écrivis, je ne me doutaispoint de l'originalité de mes vues. Je n'avais jamais quittéMarseille. Je vivais dans une chambre, en malade ou pseudo-malade (jen'ai jamais su la vérité sur ce point), ou à la campagne, et jesupposais dans ma naïveté, que ce que je disais alors sur Gide auxlecteurs de l'Indépendance républicaine, tout ce qu'il yavait en France d'hommes intelligents le savait et le pensait commemoi. Gide devait bien me surprendre, quand il me raconta plus tardque cet article était l'étude la plus complète qui eût étéalors publiée sur Les Nourritures terrestres.En voici le début : « C'est avecune joie profonde que j'accepte de parler aujourd'hui des Nourrituresterrestres. C'est un des plus beaux livres que je connaisse ;c'est celui, peut-être, que nous attendions avec le plusd'impatience et dont nous avions le plus besoin ; il vient à sonheure et je crois qu'il aura une très grande influence. Il témoignede quelque chose d'absolument nouveau dans la pensée, et il sepourrait que la littérature du siècle prochain subisse l'influencede Ménalque, héros des Nourritures terrestres, comme lalittérature de ce siècle a subi celle de Werther et de René. Aprèscette extrême mélancolie, qui accabla tous les poètes de ce tempset cet amer pessimisme dont témoignent nos romanciers, il n'est pasextraordinaire que les écrivains qui naissent apportent dans leursœuvres un optimisme sans ignorance, et la joie lyrique d'exister.Mais avant de parler, plus longuement des Nourritures, il estbon, je crois, de signaler les précédents états d'esprit de M.André Gide, et de voir comment il a été amené aux conclusions deson premier livre ».
Suivent des analyses des Cahiersd'André Walter, du Voyage d'Urien et de Paludes,puis:
« Ménalque, c'est encore Walter etUrien, peut-être, mais Walter et Urien définitivement guéris.C'est un Urien qui, au lieu de mettre Dieu dans un avenir lointain,serait en perpétuelle communion avec lui et ne le sépareraitd'aucune minute de sa vie. « Ne souhaite pas, Nalhanaël, dit-il,trouver Dieu ailleurs que partout ». — « Nathanaël, ne distinguepas Dieu de ton bonheur ». C'est un Urien qui ne renoncerait pas etgoûterait avec joie aux femmes des ports, aux boissons, aux fruitsdes matelots. Il me semble qu'on peut résumer brièvementl'enseignement de Ménalque (commetout résumé, celui-ci est un peuarbitraire, et Ménalque enseigne encore bien autre chose, mais ilfaut savoir se borner). Vivre est le premier bonheur ; pourtant ilfaut s'en apercevoir. Les existences recluses et monotones ne lesavent pas, car, pour avoir le sentiment de vivre, il faut sentir. Etquand chaque aspect de la vie devient pour nous une habitude, unechose presque personnelle, si connue qu'elle semble faire partieadhérente de notre moi, il est impossible de sentir. Il faut doncvoyager sans cesse, modifier sa vie de telle sorte que chaque minutesoit pour nous comme une révélation, l'impression d'une choseabsolument nouvelle. Cela ne peut encore s'obtenir, si l'on n'a pasla ferveur, c'est-à-dire la joie lyrique d'exister et de trouverbeau chaque aspect, parce qu'il est un peu de l'universelle vie.Ménalque dit encore qu'il ne faut pas vivre dans le passé etl'avenir, mais seulement dans le présent... » (26 juin 1897).
Je n'écrirais plus, on le suppose,cinquante ans après, cet article sur le même ton ; la ferveur del'adolescence n'y est plus, bien des choses ont été acquises etdépassées, et je ferais aujourd'hui certaines réserves que j'eusseété incapable de formuler alors. Mais ce sont là détails. Dans lefond, je continue à penser aujourd'hui des Nourritures terrestresce que j'en pensais en 1897.
Il est advenu de ce livre ce qu'il estadvenu en effet de Werther et de René ce qu'il advintpour A rebours en 1884. Il a créé un état spirituel etmoral qui agit toujours. La prophétie de 1897 s'est pleinementréalisée. II fallait que l'ouvrage fut bien neuf pour obtenir cet «échec », signalé par André Gide.
Il est vrai que les symbolistes yvoyaient une rupture qui les attristait ; venant surtout aprèsPaludes où Gide se moquait d'eux. Les premiers admirateursdes Nourritures terrestres furent rares : Roger Martin du Garda noté dans Les Thibault le bouleversement causé sur lui parleur révélation. Ce fut la nôtre. Mais Roger Martin du Gard étaitencore loin alors et même Jean Schumberger. Rouart est mort et HenriGhéon est mort ; que sont devenus, et Chanvin et Ruyters ? Notrecher Léon-Paul Fargue est bien vivant, grâce à Dieu. Plus tard, ily eut la génération de Larbaud, de Jacques Rivière,d'Alain-Fournier ; puis celle d'André Malraux et d'Arland ; puis lesurréalisme... L'influence de Gide a été combattue,contre-balancée par d'autres. (Celle de Breton surtout). N'importe,après cinquante ans, elle ne s'est pas effacée. C'est un exemplerare dans l'histoire littéraire. Et maintenant ? Tout est si confusaujourd'hui ! Mais d'ici très peu d'années, les grands courantsredeviendront visibles, si l'art d'écrire existe encore.
Edmond Jaloux, del'Académie française.

Gazette de Lausanne, 16 août 1947

Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Blogegide 964 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazines