La Trinité des Monts et la Villa Médicis, 1808.
Huile sur toile, 48,5 x 61,5 cm, Paris, Musée du Louvre.
Le concours du prix de Rome de musique, institué par Napoléon en 1803 et supprimé par André Malraux en 1968, a donné lieu, tout au long des 165 ans de son histoire, à des prises de position extrêmement contrastées. Moqué par nombre d’observateurs et de musiciens comme un bastion de l’académisme le plus frileux et le plus stérile, son caractère de Sésame destiné à ouvrir les portes du succès, en particulier lyrique, ce domaine ayant longtemps été le seul à garantir une véritable reconnaissance sociale, n’en a pas moins excité les plus grandes convoitises, comme le démontre l’acharnement de certains compositeurs, et non des moindres, de Berlioz à Ravel en passant par Saint-Saëns, à s’y présenter. Par un curieux paradoxe, aucun travail d’envergure n’avait été entrepris, à ce jour, sur une institution qui pourtant contribua largement à structurer le milieu musical français tout en nourrissant maints débats en son sein ; c’est aujourd’hui chose faite avec la somme coordonnée par Julia Lu et Alexandre Dratwicki que publient, avec le soutien du Palazzetto Bru Zane, les éditions Symétrie, dont il convient de souligner le courage éditorial ainsi que la haute et constante qualité des productions.
Depuis sa création, le Centre de musique romantique française a fait des musiques composées pour le prix de Rome un de ses champs de recherches d’élection. Après avoir initié, en collaboration avec le label Glossa, le Brussels Philharmonic, le Flemish Radio Choir et le chef d’orchestre Hervé Niquet, une série d’enregistrements dont des extraits accompagnent votre lecture, il lui aura fallu pas moins de sept années pour que ce livre impressionnant, regroupant 36 contributions (en comptant l’introduction) dues à 32 auteurs, puisse être proposé au public. Les cinq parties qui le composent nous permettent de comprendre la structure et l’évolution des différentes phases du concours du prix de Rome ainsi que la façon dont ce dernier s’est inscrit dans ou au rebours des tendances de son temps, puis d’observer s’il a constitué ou non cette citadelle si souvent décriée du conservatisme musical et quelles garanties réelles il pouvait offrir pour la future carrière des lauréats, et enfin les adhésions et les résistances qu’il a suscitées non seulement auprès des musiciens, mais aussi des critiques et, à travers eux, des audiences. Fort judicieusement, le cœur de l’ouvrage accueille un dossier complet consacré au « cas Berlioz » qui illustre parfaitement, à lui seul, l’ambivalence des attitudes à l’égard du prix de Rome, dont le compositeur se fit un détracteur particulièrement virulent tout en ne s’y présentant pas moins de cinq fois entre 1826 et 1830, année où on lui décerna, presque de guerre lasse et du bout des lèvres, un premier premier prix pour sa cantate Sardanapale.
Une des idées reçues que cette vaste étude permet d’écarter définitivement est celle de l’incurable académisme, compris au sens de complaisance dans des formes musicales soigneusement tenues à l’écart des évolutions de leur temps, du prix de Rome. En effet, si le manque de considération pour la musique de la part des autorités (déjà !) rendit sa création difficile et si ses vingt-cinq premières années se révèlent une phase de rodage assez chaotique et plutôt terne, la décennie 1830 voit rapidement se dessiner des modifications révélatrices d’un souci de se mettre au diapason de la société. Dans une claire volonté de se rapprocher de l’opéra, l’effectif vocal des cantates s’étoffe progressivement passant, avec quelquefois des retours en arrière, d’une à deux (1831) puis trois voix (1839), tandis que chacune de ces pièces doit dorénavant être introduite par un prélude orchestral développé. Les livrets dont on a, certes pas toujours à tort, dit pis que pendre délaissent, dans une même volonté d’émancipation, le marbre antique au profit d’arguments plus conformes au goût du jour, comme, par exemple, les fictions romanesques ou les sujets d’inspiration historique. En 1863, coup de tonnerre : l’Académie des Beaux-Arts est dessaisie du concours au profit du Conservatoire, afin, justement, de rendre les productions des candidats encore plus proches des enjeux artistiques du moment et de favoriser leur originalité, notamment en redonnant toute sa place à la musique instrumentale. Cette situation va perdurer jusqu’en 1871, année du retour du prix de Rome dans le giron de l’Institut qui inaugure, portée par la dynamique de la période précédente, ce que l’on peut nommer un âge d’or où, sur fond de querelles esthétiques sous-tendues par d’évidentes considérations idéologiques prenant racine dans l’amertume de la défaite par laquelle s’est soldée la guerre franco-prussienne – l’adhésion au ou le rejet du wagnérisme devient alors une question aussi épineuse que centrale –, l’affirmation d’un art national et la promotion de talents très divers va être favorisée ; ces années voient ainsi Pierné, Debussy, Charpentier ou Dukas couronnés, pour nous en tenir aux noms demeurés célèbres. L’éviction de Ravel du concours de 1905 et le scandale subséquent, s’ils n’empêcheront pas encore quelques belles surprises comme l’attribution du prix à une femme, Lili Boulanger, en 1913, vont, peut-être plus que tous les remous qui avaient précédé, jeter une suspicion définitive de conservatisme musical sur le prix de Rome ; on peut postuler que ces épisodes auront joué un rôle déterminant dans sa disparition. Comme le démontrent, de façon très convaincante, les contributions rassemblées dans ce livre, loin d’être imperméables aux évolutions esthétiques de leur temps, les réalisations des candidats et lauréats du prix de Rome en apportent un reflet qui, s’il est quelquefois atténué par les exigences d’un exercice codifié comme par la relative inexpérience de compositeurs souvent jeunes, n’en est pas moins tangible. Les essais des musicologues, que leur portée soit générale ou qu’ils s’attachent à un seul compositeur, apportent la preuve définitive que les cantates du concours, longtemps dédaignées comme des exercices scolaires sans intérêt, sont, tout au contraire, de véritables laboratoires d’idées où se forgent, au confluent de l’héritage des maîtres et des tendances plus modernes, nombre d’éléments stylistiques que les musiciens, et non des moindres si l’on songe, par exemple, à Berlioz, Gounod ou Massenet, n’hésiteront pas à réutiliser dans leurs futures partitions.
Parmi les autres révélations à mettre au crédit de cette somme passionnante qui n’en est pas avare, on notera la richesse insoupçonnée des partitions produites non seulement pour le concours lui-même, dont le stade suprême, la cantate, ne pouvait être brigué qu’après réussite à l’épreuve de la composition d’une fugue et d’un chœur avec orchestre, certains de ces derniers se révélant de fort belle facture, mais aussi par les lauréats durant leur séjour à la Villa Médicis. La partie de ces envois de Rome destinée à être exécutée « lors de la séance publique de l’Académie des Beaux-Arts, après la cantate qui a remporté le prix de l’année », ainsi que le mentionne le règlement de 1821, est majoritairement constituée d’ouvertures orchestrales ; ce fait présente un intérêt tout particulier lorsque l’on sait la place d’honneur qui était alors réservée à l’opéra, cette voie royale que devait ouvrir l’obtention du prix de Rome, promesse qui, ainsi que le prouve également cet ouvrage, fut loin d’être toujours tenue, malgré la création, en 1851, du Théâtre-Lyrique dont un des objectifs était d’offrir un débouché aux ouvrages scéniques des jeunes musiciens couronnés. En apportant la confirmation de l’existence, longtemps sous-estimée voire ignorée, et de la vitalité de la pratique de la musique instrumentale en France dès le début du XIXe siècle, ce livre ouvre de vastes et palpitantes perspectives que l’on espère voir se concrétiser, dans un temps pas trop lointain, au travers d’études spécifiques et d’enregistrements discographiques dont sa lecture donne irrépressiblement l’envie.
On notera, enfin, outre un article spécialement dédié à cette question, que quelques contributions font de très intéressantes et, à mon sens, nécessaires mentions du dialogue entre les arts, particulièrement la musique et la peinture. S’il semble bien que, par le décalage entre la relative souplesse des sujets à traiter offerts aux musiciens et la rigidité de ceux destinés aux peintres, l’Académie a volontairement contribué à favoriser un divorce de façade entre les deux disciplines, il est également évident, sous réserve que l’on ne prenne pas seulement en considération les formes picturales prescrites par les règles académiques, qu’elles utilisent bien souvent un langage émotionnel commun pour donner à sentir, l’une par le son, l’autre par l’image, les valeurs, codes et aspirations de l’époque qui les a vues naître. Comment ne pas penser à Debussy en regardant Signac, à Friant en écoutant Charpentier ? Les moyens sont différents, le frisson est le même, et je demeure convaincu qu’une étude de fond sur cette question jetterait un éclairage tout à fait intéressant sur la façon dont ces deux arts, auxquels on pourrait ajouter les autres arts plastiques et la littérature, s’éclairent mutuellement. Une nouvelle fois s’affirme ici une des vertus essentielles de cet ouvrage qui, en dépit de sa précision et de son érudition, ne se conçoit pas comme un état définitif des connaissances, mais bien comme le point de départ des travaux à venir sur nombre des domaines qui y sont abordés, une volonté d’ouverture et une modestie qui signent la véritable excellence.
Par la diversité des sujets qu’il traite comme par sa volonté, malgré son haut niveau d’exigence scientifique, de toujours demeurer accessible, ce remarquable Concours du prix de Rome de musique s’adresse aussi bien au chercheur qu’au chroniqueur ou au mélomane soucieux d’acquérir des connaissances ou de compléter celles qu’il détiendrait déjà sur le prix de Rome et, plus largement, sur la musique française du XIXe et d’une partie du XXe siècle. Somme incontournable par la richesse des informations qu’il contient, par les idées reçues qu’il bat en brèche et les multiples de pistes de réflexion qu’il ouvre, cet ouvrage de référence s’affirme donc comme un instrument de travail indispensable, mais aussi comme un fantastique support pour la rêverie de qui brûle d’entendre les œuvres encore inédites dont il fait mention. Puisse la collaboration entre le Palazzetto Bru Zane et les éditions Symétrie nous réserver encore de nombreux ouvrages de ce type, qui font honneur à la recherche et à ceux qui, souvent inconnus du grand public, œuvrent dans l’ombre pour que des pans entiers de notre culture ne sombrent pas dans l’oubli.
Julia Lu et Alexandre Dratwicki (coordination de l’ouvrage), Le Concours du prix de Rome de musique (1803-1968). Éditions Symétrie, en collaboration avec le Palazzetto Bru Zane, 2011. ISBN : 978-2-914373-51-7. Ce livre peut être acheté en suivant ce lien.
Collection « Musiques du prix de Rome » :
Dans tous les volumes, le Brussels Philharmonic et le Flemish Radio Chor sont dirigés par Hervé Niquet.
Volume 1, Claude Debussy (1862-1918) :
1. L’Enfant prodigue, cantate (premier prix de Rome, 1884) : Prélude
2 CD Glossa GES 922206-F. Ce livre-disque peut être acheté en suivant ce lien.
Volume 2, Camille Saint-Saëns (1835-1921) :
2. Chœur de Sylphes (concours d’essai pour le prix de Rome, 1852)
Julie Fuchs, soprano, Solenn’ Lavanant Linke, mezzo-soprano
2 CD Glossa GES 922210-F, chronique complète ici. Ce livre-disque peut être acheté en suivant ce lien.
Volume 3, Gustave Charpentier (1860-1956) :
3. Didon, cantate (premier prix de Rome, 1887) :
Trio : « Prends pitié de mes alarmes »
Manon Feubel, soprano (Didon), Julien Dran, ténor (Énée), Marc Barrard, baryton (Anchise)
2 CD Glossa GES 922211-F, chronique à paraître. Ce livre-disque peut être acheté en suivant ce lien.
Illustrations complémentaires :
Baron François Pascal Simon Gérard (Rome, 1770-Paris, 1837), Le Génie s’élevant malgré l’Envie, 1831. Huile sur toile, 260 x 142 cm, Versailles, Châteaux de Versailles et de Trianon.
Léon Cogniet (Paris, 1794-1880), L’Artiste dans sa chambre à la Villa Médicis, 1817. Huile sur toile, 44,5 x 37 cm, Cleveland, Museum of Art.