Un immense empire littéraire au cœur du XXe siècle (carte @atlas-historique.net)
Voilà d’excellents livres de saison qui seront parfaits avec un bon thé au coin du feu – si vous avez ça, d’abord bravo, puis ajoutez un apfelstrudel et le bonheur sera complet (dans un bon vieux canapé c’est aussi bien, ne soyons pas snobs). Comme je porte une affection particulière à la littérature hongroise (et par extension à celle de la Mittle Europa), quand on me propose un ouvrage issu de ce territoire balkanique : je me précipite. Résultat : une pépite nouvelle, publiée cet automne par les éditions Viviane Hamy, ainsi qu’une nouvelle publication du gigantesque Sandor Márai chez Albin Michel.
Un monde drôlement Szerb – Oliver VII
Remercions (Köszönöm = merci donc) les éditions Viviane Hamy de poursuivre la quête de livres oubliés, ignorés, et pourtant exceptionnels. La maison vient de publier un troisième livre d’Antal Szerb (je vais lire les deux premiers très vite), dont la drôlerie et l’intelligence rayonnent à chaque page. Difficile de résumer cette fantaisie, mais allons-y…
Pour reprendre la formule consacrée made in Hamlet, il y a quelque chose de pourri au Royaume d’Alturie : ce petit pays imaginaire qui vit principalement du vin et de la pêche est sous le coup d’une conspiration visant à déposer son roi Oliver VII. Le jeune monarque est, comme son peuple, peut-être un peu trop poète pour gérer les bonnes affaires de l’Etat. Aux cris de « Nous voulons des sardines libres ! », les insurgés veulent éviter la vente de leur territoire au riche Nordlande, bénéficiaire de l’ingéniosité de Coltor, homme d’affaires capable de faire fortune en inventant des cigarettes en tissu ou des murs en oignons. La situation est critique et l’Alturie connaît ensuite un autre danger : une joyeuse bande d’escrocs sise à Venise. Cette intrigue hilarante et brillante rappelle énormément (c’est d’ailleurs à juste titre indiqué sur la quatrième de couv) les films de mon très cher Lubitsch, en particulier Trouble in Paradise (Haute pègre, 1932), où des escrocs opèrent aussi finement dans les palais de la Sérénissime.
Le ton, le style, le rythme et l’intrigue : tout fonctionne à merveille et résonne incroyablement aujourd’hui, quand des pays comme la Grèce ou l’Espagne (pays de poètes ?) se trouvent économiquement à la merci de prédateurs financiers. Ça surprend, car Antal Szerb a écrit ce roman-fable en 1942.
En lisant son parcours, j’ai (encore une fois) éprouvé une tristesse infinie. Le brillant homme, professeur d’anglais et d’allemand, auteur de quatre romans et de deux anthologies de la littérature, fut déporté en 1944 et mourut d’épuisement et de mauvais traitements en janvier 45, âgé de 44 ans. On ne saura jamais toutes les merveilles littéraires et artistiques dont la barbarie humaine aura privé ou privera encore le monde, au-delà du tragique pourtant déjà innommable de toute vie qui, comme celle de l’écrivain, périt par la haine et l’absurdité.
La musique en or de Sandor – La sœur
Parfait contemporain d’Antal Szerb, Sandor Márai a connu un sort meilleur. L’auteur est désormais une institution dans son pays et dans le monde entier – là où sont du moins publiés ses romans. De la génération de Schnitzler et de Sweig, il s’inscrit parfaitement dans cette mouvance délicate et incisive de la littérature « du monde d’hier ».
Subissant comme Szerb les soubresauts politiques de son pays – la chute de l’empire austro-hongrois, la montée du fascisme, la guerre et l’instauration violente du communisme – il connaît un immense succès mais finit néanmoins par être disgracié par le régime et doit s’exiler en 1948. Ce n’est cependant qu’après sa mort, en 1989, que son œuvre est redécouverte, grâce notamment au travail d’Albin Michel en France. L’éditeur publie depuis, au fur et à mesure, tous ses romans, et c’est cette année au tour de La sœur.On retrouve dans ce roman la musicalité particulière de l’écrivain : cette douceur et cette acuité portée sur les sentiments et les émotions. En plein hiver de Seconde guerre mondiale, un homme passe les vacances de Noël à la montagne. Le séjour n’est pas à la hauteur de ses attentes : le temps épouvantable l’assigne à résidence dans la pension qui se révèle minable. Parmi les vacanciers astreints à la promiscuité des lieux, se trouve un couple étrange et un grand musicien, dont la présence en ces lieux étonne le narrateur. Les événements mèneront ce pianiste à lui confier son histoire.
Savamment construit, ce roman est une réflexion profonde sur la maladie et la création artistique. Voyage à l’intérieur d’une âme bouleversée, le talent de l’écrivain s’y exprime grandement, une fois encore. C’est assez sombre certes, mais c’est beau comme une sonate mélancolique.
Rien à voir avec l’univers farfelu de Szerb donc, mais quelle écriture… faite de phrases pures et percutantes. Si vous ne connaissez pas Márai, je ne peux que vous recommander de lire, d’abord, Les braises. Un absolu chef d’œuvre (mots pesés), concis, puissant, juste. L’un de mes romans préférés, toutes tendances confondues, qui vous incitera nécessairement à plonger dans cette œuvre.
Enfin, je saisis l’occasion pour recommander également, encore, toujours, la fantastique Magda Szabó, auteur notamment de La Porte, dont je parlais ici. D’elle, sont à lire également Le Faon, La ballade d’Iza, ou encore La Creüside, réécriture inspirée de L’Eneïde et romanesque contestation féminine et anti-régime communiste. Son autobiographie portée sur l’enfance, Le vieux puits, est par ailleurs une magnifique immersion dans la culture hongroise et la tendresse éclairée d’une bonne éducation.
Chez ces trois auteurs-là il y a une finesse, une sensibilité et une intelligence rares, portées d’autant plus haut qu’elles affrontèrent les différents systèmes politiques que ce pays a connus au XXe siècle. La Hongrie vit encore aujourd’hui une situation funeste (une extrême-droite ultraconservatrice) : nous verrons si le XXIe magyar sera capable d’engendrer des écrivains de cette envergure – d’impressionnants résistants.
- Antal Szerb (1901 – 1945), Oliver VII, éd. Viviane Hamy, 220 p., 19 euros.
- Sandor Márai (1900 – 1989), La sœur, éd. Albin Michel, 301 p., 20 euros. Autres romans, dont Les braises et Métamorphoses d’un mariage, en livres de poche.
- Magda Szabó (1917 – 2007), La porte et autres romans, éd. Viviane Hamy et coll. de poche « Bis ».
- Bien sûr, il y a d’autres auteurs magyars, comme le génial Miklós Bánffy (éd. Phébus) ou le contemporain et plus ardu Lazló Krasznahorkai (Gallimard). Mais vous avez là une excellente base, croyez-moi !
Ps. Je remercie ici tout particulièrement ma libraire préférée, Sarah. C’est à elle que je dois la découverte de Márai et de Szabó, et de tant d’autres écrivains qui me sont chers aujourd’hui. Je vous souhaite d’avoir dans votre vie une personne de si bon goût et d’une si grande finesse, qui sait partager la littérature avec douceur et intelligence. Elle officie à la librairie Eyrolles, boulevard Saint-Germain à Paris, et je vous engage vivement à aller lui demander conseil en cette période où vous ne manquerez pas j’en suis sûre de chercher de bons ou beaux ouvrages à offrir.