Le Festival du Nouveau Cinéma, buffet de grands noms mais aussi de trouvailles inusitées, nous permet année après année de découvrir de véritables merveilles. En octobre dernier, l’une de ces pépites se nommait The Ballad of Genesis and Lady Jaye. Premier long-métrage documentaire de la toute jeune Marie Losier, le film est consacré à une figure fascinante : Genesis P-Orridge, artiste “total” et totalement expérimentalo-trash. La découverte du film, à qui l’on souhaite évidemment une sortie en salles (on peut toujours rêver…), nous permet aujourd’hui de vous entretenir bien trop brièvement de la vie et de la carrière de ce pionnier de la musique industrielle.
Né en 1950 à Manchester, P-Orridge se fit tout d’abord connaître à la toute fin des années 1960 par le biais du COUM, un collectif d’artistes ne jurant que par Dada. Après le scandale de l’exposition Prostitution (1976) et ses sculptures en Tampax usagés, une presse britannique particulièrement inspirée les qualifie d’une épithète célèbre : ”wreckers of civilization”. Mais P-Orridge est déjà ailleurs… sur les cendres du COUM naît le nouveau projet de Throbbing Gristle. À peine cinq ans d’activité officielle et quelques come-backs pour l’un des premiers groupes de “rock” industriel (“Il n’y avait que nous et Cabaret Voltaire dans la section chez les disquaires”), mais un rayonnement quasi mythique, évidemment. Parallèlement, P-Orridge fondera un autre groupe, Psychic TV, et participera à des projets artistiques par dizaines. Au tournant des années 1990, le musicien rencontre Lady Jaye Breyer, performeuse et dominatrice à ses heures, figure pilier des nuits d’Alphabet City : un amour entier, évident, bruyant, total. Ces deux-là vont faire de leur vie commune une véritable oeuvre d’art. À la fois fascinés et révoltés par le concept de genre sexuel, ils refusent les “limitations” qui en découlent : ils n’auront pas d’enfants mais élaboreront un être nouveau à partir de leurs deux corps, un être mythique évidemment inspiré de l’androgyne de Platon, mi-homme mi-femme, et d’autant plus puissant et redoutable. À grands coups de costumes, de thérapies hormonales et de chirurgies esthétiques naîtra ainsi le “pandrogyne”, création d’amour pur hautement transgressive.
Face à l’énormité d’un tel sujet, Marie Losier se fait discrète. La ballade de Genesis et Lady Jaye ne tient ni du freak show, ni de l’intriguant cas psychiatrique. Il s’agit plutôt d’un portrait intimiste et déchirant de deux êtres touchés par la grâce de l’amour et tragiquement fauchés dans leur bonheur : Lady Jaye est décédée d’un cancer en 2007. Le titanesque travail de montage est parsemé de petits éclats de véritable folie visuelle… et bien entendu de musique, beaucoup de musique !
L’oeuvre musicale de Genesis P-Orridge se caractérise par deux influences fondatrices. Tout d’abord Dada et son amour de l’absurde, son goût pour la provocation et les détournements de sens, ses approches humoristiques, iconoclastes. Ensuite la mythique technique du “cut-up”, héritée des expérimentations surréalistes et des écrits de William S. Burroughs, où toute matière créative se retrouve découpée, détruite, mélangée, superposée, accumulée… ainsi va le son organique, métallique, agressif et toujours inventif de Throbbing Gristle. À une époque où l’emploi des synthétiseurs relevait souvent de la science-fiction, TG pour les intimes bidouillait en toute liberté : sampling, distorsions, ultrasons parfois à la limite du supportable, loops entêtants et hypnotiques, le tout dominé par le spoken word étrangement raffiné de P-Orridge. Deux exemples, disons… écoutables : le classique United du premier album Second Annual Report (1977) et His Arm Was Her Leg du plus récent Assume Power Focus (1995). Pourtant paru à la suite de la “dissolution” de TG, le premier album de Psychic TV Force The Hand Of Chance (1982) est d’une toute autre essence, pour preuve la ballade Just Drifting avec ses réminiscences poétiques à la Lou Reed.