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Bonheurs d'Olivier Larizza de Jean-Paul Klée (par Georges Guillain)

Par Florence Trocmé

PAYSAGE AVEC JEAN-PAUL KLÉE  

Et voici que l’eau du fleuve se gonflait peu à peu, l’enfant lui pesait comme une masse de plomb ; il avançait, et l’eau gonflait toujours, l’enfant écrasait de plus en plus les épaules de Christophe d'un poids intolérable, de sorte que celui-ci se trouvait dans de grandes angoisses et, craignait de périr. 
Jacques de Voragine 


Patinir 2
Le Musée départemental de Flandre à Cassel expose une bien étonnante peinture à deux mains, vraisemblablement réalisée par le maître anversois Quentin Metsys assisté du jeune Joachim Patinir que le XVIème siècle à venir considèrera, on le sait, comme l’un des plus grands paysagistes de son temps. Ce tableau, paradoxalement intitulé Paysage avec saint-Christophe,  tant le paysage y apparaît tout d’abord dominé par les figures du premier plan, montre le saint passeur au milieu du fleuve, écrasé par le poids encore inexpliqué du jeune dieu assis sur son épaule. Cette construction volontairement disproportionnée, imposant un Christophe gargantuesque sur le merveilleux, inépuisable petit paysage mosan qu’on sent vivre sur les restes modestes à lui abandonnés sur la toile, présente un caractère insolite. Qui trouble. Fascine.  
Quelque chose de cet étourdissement émerveillé, se ressent face au livre que le poète Jean-Paul Klée a intitulé sans majuscules, bonheurs d’olivier larizza.  
On ne s’attardera pas sur la correspondance évidente entre la figure de cet homme à la condition « trop vaste et trop inconfortable »1 se vouant au soir de son âge, à la gloire d’un jeune écrivain à qui il a « ouvert ses bras son cœur & sa maison » et celle du géant Réprouvé découvrant en l’enfant-dieu, après des années d’épreuves, ce « plus grand prince du monde » qu’il a partout cherché pour demeurer près de lui. On passera aussi sur une certaine couleur religieuse de ces bonheurs, où tombe régulièrement l’ombre, à moins que ne se projette l’éclat, de la gothique cathédrale de Strasbourg, pour remarquer davantage ces « rougeurs dü Ciel » redonnant au poète « le culot d’exister », cet « azür » aussi qui l’attrapera bientôt par les cheveux, son « âme renversée ». 
Le paysage que déploie Jean-Paul Klée dans cet ouvrage où se retrouvent quantité d’échos de notre plus haute et magnifique tradition lyrique, de Rutebeuf à William Cliff ou Franck Venaille, en passant bien évidemment par le pauvre Lélian qui se devine presqu’à chacune de ses pages au point que l’auteur s’est comme senti obligé de prendre avec lui ses distances dans un de ses poèmes pas totalement admiratif, ce paysage, donc, s’il n’est pas né de rien, lui ressemble en revanche totalement. Est le sien. Imposant page après page, et sans que jamais rien n’en devienne obscur, cette fabuleuse torderie de mots, ces hardis malaxages qui remodelant notre langue commune la lance comme aurait dit Céline sur « des rails émotifs » nouveaux. 
Car tout est émotion dans ces textes inspirés et limpides. Qui semblent sourdre de la vie même. La plus nue. Systole et diastole. Rythmé d’envolées plein-ciel et d’engluements dans les sombres « marécagies » de l’existence quotidienne, le mouvement profond du poème de Klée tient toujours de la célébration. Poésie d’orpailleur. Comme on disait, revenons-y, du peintre Patinir, qu’il était l’harpailleur du ciel. Si rien ne nous est, en effet, caché de la grande mistoufle des jours : la mère dont il faut s’occuper, la chaleur des radiateurs qu’il faut économiser, les horreurs de la télé, l’insensibilité généralisée du monde et les avenirs peu radieux, bref, l’ensemble de ce que le siècle peut jeter au premier plan de nos préoccupations pour mieux nous enferrer, tout dans le livre de Jean-Paul Klée porte vers une adhésion presque sans limite à la vie, à l’amour, à la dévorante poésie d’exister. Ainsi, la préoccupation très constante de la mort, dans sa réalité la plus charnelle, qui en fait le frère de François Villon ou du tout dernier Ronsard, se conclut dans le chant magnifique du vivant, expansion finale des atomes du corps dans « la grande chose qui // nous englobera süblimera & redistribuera/ l’énergie qu’on avait oh tout […] se retrouvera dans le monde entier parmi les/ fleurs les animaux tigrés même les// oiseaux du ciel vois-tü les poissons dorés qui sous/ l’eau vaguement vont Les limaces ont/ de moi tout l’amour que pour toi/ j’ai !... même les rochers moussüs vont-ils pas se rallumer comme si// vers eux mon Corps perdichü lançait des/ lücioles des füsées…. » 
Tendant, comme on le voit, et en dépit de tout, à embrasser le monde, la poésie de Jean-Paul Klée - et voici qui nous ramène une dernière fois au Christophe - est une poésie colossale dont la puissance ne vient pas seulement de sa qualité, si particulière de nos jours, mais aussi de sa quantité. Ecrite au nombre de deux à trois poèmes de deux pages chaque jour, elle se compte aujourd’hui en milliers et milliers de feuillets, entassés dans des cartons. Cette surabondance, les poèmes y reviennent de plus en plus souvent, la montrant comme un trésor mais aussi comme un poids. C’est que cette volcanique effusion de matière lyrique qui a rempli son auteur « jusqu’aux cheveux », l’a infiniment débordé, si bien qu’il lui faudrait, constate-t-il « une armada de dactylos » pour mettre au propre ses manuscrits, les trier, assembler, ériger et les amener enfin à publication.  
Le miracle semble avoir eu lieu puisque - malgré l’angoisse de n’y pas parvenir -  bonheurs d’olivier larizza,  « ce château-là qu’aucune am/itié n’a encor ici-bas/engendré !... » a bien été « porté », et comment !  jusqu’à nous.  
 
[Georges Guillain]  
 
 
J’emprunte cette expression au livre inouï, téméraire, féroce de Piotr Rawicz, Le Sang du ciel, 1961, qui brosse un tableau sidérant de la barbarie nazie dont le père de J.P. Klée fut  aussi l’une des innombrables victimes, « assassiné », lit-on en tête d’un des plus beaux poèmes du livre, qui lui est consacré, au KZ du Struthof, le 18 avril 1944. En ce qui concerne le Struthof il faut absolument lire ce très fort témoignage de l’écrivain slovène Boris Pahor, Pèlerin parmi les ombres.
 
 
photo : 
Joachim Patinir (vers 1485 - 1524) et Quentin Metsys (1466 – 1530), attribué à  
Paysage avec saint Christophe portant l'Enfant Jésus 
Huile sur bois 
Cassel, musée départemental de Flandre, inv. 2004.4.1 
© Cassel, musée départemental de Flandre, Jacques Quecq d'Henripret. 


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